Inconnus d’Osborne.
— Que vous ont-ils dit ?
— Pourquoi vous me posez toutes ces questions ? se défendit Mme Tukao. On m’a interrogée pendant des heures et…
— Répondez.
Perturbée, la femme du notaire soupira longuement.
— Les deux inspecteurs m’ont dit que mon mari avait été victime du tueur en série, celui dont on a parlé à la télévision. Une terrible malchance. La mauvaise rencontre au mauvais endroit… C’est abominable.
Osborne gambergeait à l’autre bout du fil : que faisait Kirk si loin au nord ? Waikoukou Valley se situait à trois ou quatre heures de route de Mangonui : pourquoi avait-il pris le risque de transporter le corps du notaire sur une si longue distance alors que les autres victimes étaient pour ainsi dire sur place ?
— Une chance pour que votre mari connaisse le tueur en question ?
— Oh ! Absolument aucune ! assura-t-elle.
— Et Zinzan Bee ? Ce nom vous dit quelque chose ?
— Zin Zamby ? Non…
— Tukao, c’est un nom maori, insista Osborne. Vous avez toujours un lien avec la communauté ?
— Seul mon mari était d’origine maorie, rectifia la veuve. Enfin, Sam était tout ce qu’il y a de plus assimilé.
— Que voulez-vous dire ?
Le ton sec la mit mal à l’aise.
— Eh bien, expliqua-t-elle, Sam n’a jamais eu beaucoup de contacts avec la communauté… peut-être en raison de son statut social, vous comprenez : la réussite, ça fait parfois des envieux…
— Et aussi des arrivistes, releva-t-il. Votre mari n’avait donc plus de contacts avec sa tribu d’origine : ce ne serait pas celle des ngatis kahungunus ?
La tribu dont était originaire Zinzan Bee.
Dans le combiné, la voix de Mme Tukao était de plus en plus fébrile.
— Non, dit-elle. Sam était d’origine tainui.
Osborne ressentit alors comme un bref changement de métabolisme. Il expédia les salutations et raccrocha, les mains moites.
Tainui : l’homme qu’on avait torturé à mort était d’origine tainui…
Le nom de la tribu maorie lui fit comme un électrochoc. Hana était à demi tainui…
Non, il ne l’appellerait pas.
Il ne ferait pas une connerie pareille.
Pour quoi faire d’abord ? L’interroger sur les liens éventuels de certains membres de sa tribu avec un certain Sam Tukao, ancien notaire à Mangonui ? Ridicule ! Il aurait l’air de quoi ? D’un flic ! D’un sale flic ! Ah, le beau retour que voilà ! Le come-back du siècle ! Non, il n’était pas rentré pour la revoir, encore moins pour lui poser des questions. Elle avait répondu à toutes.
Non, il fallait trouver autre chose.
Pita. Pita Witkaire. Bien sûr. Le vieux chef tainui connaissait tout le monde, il était le mieux placé pour le renseigner sur les activités du notaire : pas elle ! Évidemment !
Culhane regardait son équipier s’agiter, intrigué par l’inquiétant triomphe qui irradiait son visage.
Osborne pianota sur le clavier ; d’après l’annuaire électronique, Pita Witkaire habitait toujours le marae de West Coast Road. Il téléphona, une énième cigarette à la bouche, mais ça ne répondait pas. Il insista (il était peut-être dans la salle d’entraînement), sans succès. L’adrénaline redescendit aussi vite qu’elle avait monté. Une chape de plomb lui tomba sur les épaules. Un poids mort.
Osborne frotta son visage comme s’il voulait l’effacer.
S’effacer.
Disparaître des cartes et finir de cuver sa mort, comme à Sydney, avec un sosie d’elle dans chaque poche, à sortir comme un joker…
Hana.
Ce qu’elle était devenue, où elle vivait, ce qu’elle avait fait depuis tout ce temps, il n’en savait rien. Foutre rien. Mais elle était là, comme une onde aérienne sur les surfaces. Il hésitait encore. Elle aussi pouvait le renseigner sur Samuel Tukao, au pire elle pourrait lui dire où était son grand-père. Elle pouvait tout aussi bien l’envoyer balader… Enfin, suivant les signes, Osborne entama les recherches.
Après une inspection infructueuse de l’annuaire électronique, il examina les différents services de la ville. Téléphone mobile, gaz, électricité, chauffage, listes électorales, immatriculations d’automobiles, motos, scooters, dossiers bancaires, cartes de guichet automatique, fichiers d’opérations bancaires en ligne, dossiers de crédit, déclarations de revenus, chèques de voyage, assurance maladie, responsabilité civile, police d’assurance, soins de santé, Sécurité sociale, avantages sociaux au travail, allocations d’assurance chômage, rentes d’invalidité, aides gouvernementales, abonnement au câble, Internet, journaux, revues, enlèvement des ordures, installations sanitaires, livraison, achat, vente, location d’immeuble, location de voiture, réservations de chambres d’hôtel, de spectacles, billets d’avion, de croisière ou de train, activités et appartenance à des groupes associatifs, dossiers des avocats judiciaires, transactions boursières, les fichiers défilaient sur l’écran de l’ordinateur, en vain : Hana n’apparaissait nulle part.
Avait-elle fichu le camp ? Avait-elle pressenti qu’il reviendrait ? Se cachait-elle ?
De quoi ?
De qui ?
De lui ?
Osborne devait faire une drôle de tête puisqu’à l’autre bout de la pièce Tom en oublia un moment ses cristaux liquides.
— Qu’est-ce que tu cherches ?
Osborne répondit sans même relever la tête.
— Ma femme.
*
Trois cent quinze, trois cent vingt, trois cent trente-huit… Après un long sprint avec le vent, la Chevrolet stoppa au 341, West Coast Road. Osborne claqua la portière et marcha vers le marae de Pita Witkaire.
Quinze ans avaient passé depuis sa première (et dernière) venue. Paul ne le savait pas à l’époque mais, selon la coutume maorie, les visiteurs étaient d’abord soumis au wero , sorte de défi amical lancé à ceux ou celles qui veulent intégrer le marae : cette coutume servait à créer un lien. Et lui, obnubilé par le regard d’Hana qu’il croyait moqueur, il avait fui sitôt sa danse achevée, pitoyable prestation à n’en pas douter, crevant de honte et de rage impuissante à l’idée qu’elle pût ainsi l’abandonner à son sort… Imbécile. Il n’avait rien compris. Ça depuis le premier jour…
Osborne fila sous la voûte des fougères géantes qui jadis croyaient le protéger et atteignit les premiers baraquements, des pensées noires dans la tête.
Pita Witkaire était connu dans la communauté pour ses activités culturelles : maître de cérémonie, il défendait l’honneur des Tainuis lors des rencontres intertribales qui avaient lieu chaque année. La compétition, substitut des guerres d’antan, avait lieu dans trois semaines : Osborne ne croisa pourtant personne. La cour de l’école était vide, les fenêtres closes, sans rumeurs. Il flottait ici comme un parfum de friche, qu’il ne reconnut pas. Le marae semblait désert.
Plus loin, montée sur pilotis, la maison de Pita Witkaire repoussait tant bien que mal l’avancée du bush ; Osborne se fraya un passage parmi les fougères exubérantes et, après un rude combat contre la nature, se hissa jusqu’à la terrasse. Là, il passa un œil par la vitre poussiéreuse : ne décelant aucune présence humaine, il força la porte coulissante. Le salon était sommaire, la cuisine impeccable. Tout était parfaitement rangé, avec une vague odeur de renfermé qui flottait. Il grimpa à l’étage, visita les différentes pièces et se résigna à l’évidence : la maison de Pita Witkaire était inhabitée. Il ne restait plus que des mouches mortes sous la baie vitrée du salon et l’étrange impression d’arriver trop tard.
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