— Il se passe qu’il y a quatre cents pages blanches. Qu’est-ce que ça veut dire ? Vous vous foutez de nous ?
L’écrivain flageola sur ses jambes.
— C’est sûrement une erreur d’impression. Ça arrive parfois et…
Le vendeur le coupa :
— Ce n’est pas une erreur d’impression. Ils sont tous comme ça.
L’intérieur de la librairie ressemblait à une ruche prise de panique. Désemparés, le personnel parcourait les rayons et feuilletait les exemplaires de Bloody Sea , les clients s’agglutinaient aux caisses, tickets à la main, les curieux entraient rien que pour voir. Cassandra se mêla à la cohue. La colère l’envahit tandis qu’elle tournait les pages des livres de ses mains tremblantes.
— Ce n’est pas possible.
Elle saisit son portable et s’isola dans un bureau, abandonnant des cheveux dans son sillage. Elle en sortit cinq minutes plus tard. Jack était assis dans la réserve, la tête dans les mains, un exemplaire ouvert devant lui. Pour la première fois de sa carrière — et même de sa vie —, l’éditrice inébranlable était au bord des larmes.
— C’est partout pareil, annonça-t-elle d’une voix étranglée. Que ce soit à Paris, à Londres ou à New York, les clients rendent leurs exemplaires. Dans les entrepôts, les livres sont tous vierges. Je viens d’appeler les imprimeurs. Le fichier informatique est identique.
— Comme si tout avait été effacé à la source, compléta-t-il dans un soupir.
Elle s’appuya contre le mur, tira sur son visage jusqu’à faire ressortir ses yeux.
— Des millions d’exemplaires à la poubelle, se lamenta-t-elle. Le pire, c’est que les rotatives continuent de tourner. Je vais payer les pots cassés. Toute l’équipe est sur le coup et…
Il la regarda curieusement, comme si elle ressemblait à un monstre, et lâcha :
— Tout ça, c’est rien.
— C’est rien ? s’énerva-t-elle. Tu te fous de moi ?
— Lis, Cassandra, répondit-il avec un calme dont il ne se serait pas cru capable. Lis ce qui est écrit dans celui-ci.
Elle saisit le livre qu’il lui tendait. Bloody Sea , son bébé, la chair de sa chair. Après la page de garde, elle lut :
Cassandra, tu cherchais peut-être d’où venait le quatrième chien, ce matin. Il venait de moi, ou plutôt, de mon trou de mémoire. J’ai toujours pensé qu’ils étaient quatre, alors ils sont devenus quatre.
Hier, vous avez mangé du caviar, bu du champagne hors de prix et fait l’amour dans des draps de soie parce que JE l’avais décidé. Tu n’aimes pas le caviar, Jack, tout le monde le sait, mais tu t’es empiffré parce que JE l’avais décidé. Je voulais vous accorder un dernier plaisir, avant que l’enfer se déchaîne. Je suppose que l’un de ces Chinois a traduit ce que tu as écrit à l’éditeur, Jack. Tu comprends pourquoi il n’a pas apprécié.
Comment vont tes nouvelles rides, Cassandra ? Et tes beaux cheveux noirs ? Un conseil, garde ton chapeau. Quoique… Le crâne chauve, ça t’ira bien en prison. Crois-moi sur parole, tu auras la pire des cellules, avec le pire des chiens comme geôlier. Quand on fait le mal, on finit toujours par payer.
Vous allez passer votre dernière nuit dans la villa de Victoria Peak. Vous y dormirez, que vous le vouliez ou non. Mais n’oubliez pas : dès que vous fermerez les yeux, l’horrible Freddy aux griffes d’acier viendra vous cueillir au cœur même de vos cauchemars.
Attention au réveil, demain matin.
Quand je pense que ce texte est imprimé à des millions d’exemplaires, dans tous les pays, ça me fait tout drôle. Sans doute la plus extraordinaire arnaque de l’édition, pour vous, mes chers lecteurs. Et pour vous encore, je le note bien haut et fort, cette fois :
Votre dévoué, Jack Malcombe
Cassandra lâcha le roman et s’évanouit.
William stoppa à l’intersection de Gloucester Road et de Fleming Road, posa un genou à terre et fit semblant de rattacher ses lacets. Devant lui, à cinq ou six mètres de sa position, l’homme-momie s’était s’arrêté pour regarder la vitrine d’une boutique d’informatique. Il l’avait croisé à la sortie de la librairie où Jack Malcombe dédicaçait Bloody Sea. Il l’avait aussitôt reconnu, tout de noir vêtu, avec son feutre, son visage bandé et ses lunettes de soleil. Tétanisé, il avait d’abord cru qu’il venait pour lui. Un exemplaire du livre à la main, la momie était entrée sans lui prêter attention. Outre le chapeau et le bandage, le type portait des gants et un long manteau, comme s’il voulait dissimuler la moindre parcelle de peau. Il devait étouffer avec cette chaleur.
Un fou.
Sauf qu’il ne restait pas dans le sillage de William par hasard.
Que cherchait-il ?
William attendit qu’il reprenne sa marche, en direction de Victoria Park, pour le suivre. Il y avait tellement de monde que les piétons se bousculaient. Un grincement de rails accompagné de gerbes d’étincelles annonça l’arrivée du tramway à deux étages. Sans se préoccuper du tram, la momie traversa la rue. Un instant, William pensa que la voiture de tête allait le renverser. Il frémit. Mais elle freina brusquement pour le laisser passer. Ce miracle s’était produit dans l’indifférence générale. Tels des robots, les gens continuaient à circuler, imperturbables. Plus surprenant, personne ne s’étonnait de l’accoutrement de ce gars, comme s’il était invisible.
Pire.
Comme s’il était normal.
William se ressaisit et gagna le trottoir opposé. Il fallait qu’il sache. Le meilleur moyen de découvrir le fin mot de l’histoire était d’entraîner ce type dans un coin et de lui poser la question entre quatre yeux — après avoir ôté ce foutu bandage —, de façon musclée si cela s’avérait nécessaire. Il ne laisserait personne, et surtout pas ce trouble-fête, contrecarrer ses plans. Alors qu’il fixait la silhouette, soucieux de ne pas la perdre de vue, il buta contre quelque chose, vacilla puis s’étala de tout son long. Furieux, il tourna la tête et vit un mendiant en haillons assis sur le trottoir, un sourire aux lèvres, une canne anglaise dans les mains.
La canne avec laquelle il l’avait fait tomber.
Volontairement.
Il se releva et s’approcha du clochard.
— Qu’est-ce qui vous prend, pauvre déchet ?
En guise de réponse, le vieillard édenté le toisa et rit en silence. Un voile blanc masquait la pupille de son œil droit. Il était si maigre que les os saillaient sous sa peau parcheminée. Une vision d’apocalypse, un pur produit de cette ville infernale. William n’insista pas et se concentra sur sa filature. Au loin, la momie n’était plus qu’un point dans la foule. Il courait pour la rattraper lorsque la portière d’une voiture rangée le long du trottoir s’ouvrit à la volée. Il la heurta avec une violence inouïe. Terrassé par la douleur, plié en deux, il se roula par terre en gémissant. Son regard embué rencontra celui de la conductrice, une Chinoise d’une quarantaine d’années.
Elle souriait d’un air moqueur.
Elle l’avait fait exprès, comme le SDF.
Ils devenaient tous dingues.
Il se redressa avec une grimace et inspecta la rue, à la recherche de la momie. Elle empruntait Victoria Park Road d’une démarche altière. Dans quelques minutes, elle atteindrait le parc central. Tandis qu’il se lançait à sa poursuite, plusieurs mains l’agrippèrent par la chemise, tirant jusqu’à la déchirer. Il se dégagea tant bien que mal.
— Merde ! hurla-t-il. Foutez-moi la paix !
La peur l’emporta sur la colère lorsqu’il constata que les piétons et les véhicules s’étaient immobilisés. Plus un seul mouvement dans la rue, plus un seul bruit, excepté les battements de son cœur. Le temps semblait s’être arrêté. Face à lui, des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants le fixaient d’un air fasciné.
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