Le meilleur restait à venir.
Les lecteurs étaient venus si nombreux que la queue semblait ne plus en finir. Dans la réserve de la librairie, Cassandra s’entretenait avec son poulain.
— Ne te soucie surtout pas du classement. J’ai passé des coups de fil, ils se sont trompés, tout sera rétabli la semaine prochaine.
— N’empêche, je n’aime pas ça. J’imagine la jubilation des autres écrivains.
— Regarde les lecteurs, ils sont tous là pour toi. Ils se fichent du classement, eux.
Jack glissa une cartouche d’encre neuve dans le Montblanc, son stylo fétiche. Quand il voyait à quel point les lecteurs l’adoraient, ses soucis s’effaçaient.
— Tu as raison.
Cassandra ajusta son chapeau, de façon qu’il ombrage son visage et cache ses rides. Celle du front s’était creusée un peu plus, et d’autres, plus discrètes, étaient apparues. Tout en parlant, l’éditrice y allait à coups de fond de teint et de maquillage.
— Abrège les échanges. Écris « Amitiés », et pas « Amicalement », c’est trop long. Une simple signature, et tu passes au suivant. Surtout, ne réponds pas aux questions. Le mystère est la clé du succès. Il faut l’entretenir. Vers 13 h 30, Shaozu Ming, un grand ponte de l’édition, va venir ici. On déjeune avec lui. À 15 h 30, tu passes sur ATV World, et tu enchaînes avec une interview à la radio. Là aussi, tu me laisseras parler.
— Bien, chef.
— Allez, fonce.
Il se pencha pour l’embrasser sur les lèvres, elle détourna la tête.
— Plus tard. Faut d’abord que je résolve ce problème de Botox.
Elle poussa son poulain dans l’arène. Jack s’installa derrière une table, le visage à moitié caché par les piles de Bloody Sea . La foule s’amassait. Jeune, compacte, féminine. Un harem de lectrices émerveillées, serrant leur exemplaire contre leur poitrine. L’intérêt que les femmes portaient aux frissons et à l’horreur avait toujours étonné Jack : pire c’était, plus elles aimaient. Au fond, il aurait adoré avoir le talent de William Sa et être capable d’écrire des histoires aussi noires et angoissantes que la sienne. Il chassa cette pensée de son esprit. Ce moment lui appartenait, à lui, et non à l’autre. Avec des gestes étudiés, il ôta le capuchon du stylo, posa sa montre en plaqué or devant lui, but une gorgée d’eau minérale et prit position.
Tête levée, sourire charmant.
— Bonjour. Votre prénom ?
La femme était si émue qu’elle bafouilla. Il lui accorda vingt secondes, lectrice suivante. Du travail à la chaîne, épuisant pour les doigts, certes, mais qui rapportait. Et quand un lecteur s’étendait un peu trop, Jack rusait pour abréger l’échange. Par exemple, il inscrivait un e-mail bidon sur la page de garde du livre, invitant l’autre à le contacter. Évidemment, il ne lisait pas les messages et y répondait encore moins. Plus d’une heure qu’il signait, la lassitude le gagnait.
— Bonjour, dit-il en tendant la main. À quel nom ?
— William. William Sa.
Jack leva les yeux, déglutit. L’homme faisait peur à voir. Sur son visage et ses mains, de petits morceaux de peau prêts à se détacher pointaient de tous les côtés. L’épiderme paraissait attaqué à plusieurs niveaux, ce qui déclinait sa figure en une nuance de roses. Habillé comme un clochard, il sentait mauvais. Comment avait-on pu le laisser entrer ? Jack jeta un œil vers la droite. Cassandra avait disparu. Certainement partie se remaquiller. En revanche, le service d’ordre était toujours là, ce qui le rassura. Il signa le livre, le remit au monstre de foire qui attendait et reporta son attention sur la personne suivante.
William Sa le dévisagea quelques secondes, sans bouger.
— Merci, monsieur Malcombe. Je vais dévorer chaque mot de votre livre.
Il quitta la queue. Personne ne lui demanda de régler, étrange. Dans un soupir, Jack le regarda traverser la rue et disparaître dans la nuée des passants. Qu’est-ce qu’il voulait ? Pourquoi continuait-il à errer dans Hong Kong ? S’il se manifestait de nouveau, l’écrivain appellerait la police. Il pourrait toujours prétexter que William les harcelait.
Il signait quand une main gantée lui tendit Bloody Sea . Face à lui, l’individu portait un chapeau, des lunettes de soleil et un bandage autour du visage, comme l’homme invisible. Mal à l’aise, Jack ouvrit le livre pour le dédicacer. La phrase tapée à la machine sur la page de garde le pétrifia : « Baise bien Cassandra pour moi. Et profite de ta beauté, ça ne durera pas. Vous n’allez pas tarder à payer, tous les deux. » Lorsqu’il releva la tête, l’homme avait disparu. Livide, il referma le roman. C’était forcément William Sa. Qui d’autre ? Ce taré jouait avec ses nerfs. D’abord sa peau qui se desquamait, maintenant cette défroque de momie et ces menaces.
La suite de la séance de dédicace se passa pour le mieux. À 13 h 40, Cassandra vint le chercher. Des gens qui attendaient depuis des heures grognèrent et finirent par se disperser quand Jack se retira.
Dans les bureaux de la librairie, Cassandra lui présenta Shaozu Ming, l’éditeur qui avait la mainmise sur le marché de l’Asie du Sud-Est. De petite taille, l’homme avait des airs sombres de dictateur : moustache, costume austère, visage impassible, légèrement grêlé. Échange de mondanités, de politesses, sourires forcés. Alors que l’éditeur discutait avec le directeur du magasin, Cassandra s’éloigna avec Jack et lui remit un exemplaire de Bloody Sea .
— Signe-lui-en un, ça lui fera plaisir. Essaie d’être original.
Le romancier acquiesça, constatant la nervosité de Cassandra : du bout des doigts, elle ne cessait d’épousseter des cheveux qui chutaient sur son épaule et de rajuster son chapeau. Perturbé, il ouvrit le livre à la première page. Tandis qu’il approchait le stylo, sa main échappa à son contrôle et écrivit quelque chose en idéogrammes mandarins.
L’éditrice sourit.
— Tu m’avais caché que tu apprenais le mandarin, ça va lui faire plaisir. Qu’est-ce que tu as écrit ?
Malcombe fixa ses doigts, stupéfait.
— J’n’en sais rien. C’est sorti tout seul. Au fait, regarde ça.
Discrètement, il montra le roman abandonné par le type aux lunettes noires et lui fit lire la phrase tapée à la machine.
— C’est William Sa, j’en suis sûr.
Blême, Cassandra s’empressa de fourrer le roman dans son sac.
— On n’aura qu’à aller avec ça à la police.
Elle se composa un visage avenant, revint vers l’Asiatique et lui donna le livre. Après avoir lu, il devint rouge comme un drapeau communiste et se mit à gueuler des mots incompréhensibles. Le roman finit par terre, la porte claqua après son départ. Cassandra et Jack se dévisagèrent, incrédules, quand arriva un vendeur paniqué.
— Vous devriez venir, vite !
Cassandra l’interpella et lui tendit le livre.
— Une minute. Vous pouvez traduire ce qui est écrit ?
Il lut et bafouilla, mal à l’aise :
— Pour chat au zoo, je vais te saigner comme un cochon.
L’éditrice et l’écrivain pâlirent. Les clameurs des clients s’élevèrent dans la librairie. Ils se dépêchèrent d’y retourner. Sur place, les insultes fusaient. Maîtrisé par le service d’ordre, un homme se débattait. Une femme se dirigeait vers les caisses, brandissant le roman de Malcombe et exigeant d’être remboursée sur-le-champ. D’autres personnes s’engouffraient dans la boutique, l’air furieux. Le cœur battant la chamade, Jack pivota vers le vendeur.
— Que se passe-t-il ?
Un client le repéra et le prit à partie. Il éventa le livre qu’il avait acheté quelques minutes plus tôt.
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