Comme la pluie tambourinait contre la vitre, il pianota, sans vraiment réfléchir :
À 22 h 43, Mei Lee passera sous ma fenêtre, s’arrêtera et m’adressa un sourire.
Il hésita puis ajouta :
Elle sera vêtue d’un tailleur blanc et s’abritera sous un parapluie fuchsia.
Après avoir jeté un œil sur sa montre, il regagna la fenêtre, dans un état second. En contrebas, parmi les gens qui couraient, une silhouette élancée s’approcha de l’immeuble. Dans son tailleur, la Philippine évoquait un ange tombé du ciel. Les gouttes d’eau crépitaient sur le parapluie fuchsia qu’elle serrait fermement. À trois ou quatre mètres de l’entrée du bâtiment, elle s’immobilisa. William retint sa respiration, guettant le clou du spectacle. Comme dans une scène de film passée au ralenti, Mei leva la tête, planta ses yeux dans les siens et sourit. L’émotion l’envahit.
La scène ne dura qu’une minute. Évanescente, l’image de la jeune femme se dilua progressivement dans l’averse. Le parapluie disparut dans les ténèbres.
William revint sur terre. Encore sous le choc, il fixa la machine. Inerte, vieille, poussiéreuse, avec un sourire édenté. Et pourtant capable d’accomplir des miracles. Il fondit sur elle et écrivit :
Qui es-tu ?
Il fixa la gueule noire qui semblait lui sourire. Rien ne bougeait.
Je t’ordonne de répondre : qui es-tu ?
Immobiles, les touches de la machine brillaient sous le halo de l’ampoule. William se frotta le menton. Qu’avait-il espéré ? Qu’elle se mette en action ? Un bruit de pas l’arracha à sa rêverie. Quelqu’un montait l’escalier. Il reconnut la voix de M. Chan, enrouée par le mauvais tabac. Une idée lui traversa l’esprit, si choquante qu’il s’empressa de l’écarter. Réflexion faite, cela pouvait être un excellent test. Il reporta son attention sur sa nouvelle amie.
Les touches grincèrent à chaque frappe, les petits poussoirs étaient agréables au toucher, comme des caresses sur la pulpe de ses doigts :
À 22 h 50, Chan manquera une marche et chutera dans la ca
Pas de G pour écrire « cage ». Se remémorant la phrase de la marchande au beau visage, William sourit : « Il y a toujours moyen de remplacer un mot par un autre. » Ainsi, elle était au courant. Elle connaissait le pouvoir de la machine. Elle prétendait avoir cent cinquante ans. Et si elle avait allongé sa durée de vie dans l’unique but de lire et de comprendre le I Ching ? William secoua la tête. Pourquoi n’en avait-elle pas profité mieux que ça ? Pour quelle raison vivait-elle comme une malheureuse, au fond de son garage, alors qu’elle pouvait avoir le monde à ses pieds, la fortune, la gloire et la postérité ? William songea aux détails techniques. Que se passerait-il lorsque le rouleau d’encre serait épuisé ? La Oliver fonctionnait-elle avec n’importe quel ruban ? Avec d’autres feuilles de papier ?
Pour l’instant, il fit abstraction de toutes ces questions et revint à sa phrase.
Contourner les mots…
À 22 h 50, Chan manquera une marche et chutera dans les escaliers.
Il ne put s’empêcher de ressentir une joie immense en entendant, la minute d’après, le gardien dégringoler. Il effleura le chariot de la machine du bout des doigts, avec le respect dû aux reliques sacrées. Elle était vraiment magique.
La partie n’était pas terminée. Les pensées fusaient dans sa tête. Il voulait tout essayer. Mais par quoi commencer ? Il y avait tant à faire ! Le martèlement de la pluie cessa brutalement. Dix minutes de déluge, se rappela-t-il. Il avait maîtrisé ce qu’aucun homme, aujourd’hui, n’était capable de contrôler. En une vulgaire petite phrase.
Météo, bourse, tiercé, loto, casino, tout cela était à sa portée. Il pouvait vivre et revivre à satiété les rêves du commun des mortels. Cette perspective l’excita et il fit les cent pas dans son clapier, incapable de tenir en place. Soudain, un nuage assombrit le ciel bleu dans sa tête, et la même question revint : pourquoi la marchande avait-elle choisi de croupir dans ce garage ?
Avec précaution, il glissa la machine dans le sac à dos et se hâta vers la sortie. En passant devant le lavabo qui faisait office de salle de bains, il stoppa net. Le miroir accroché au-dessus emprisonnait son reflet. Une fêlure dans le verre coupait son visage en deux. Il eut l’impression de se regarder dans la glace déformante d’une fête foraine. De la peau se détachait de son front. Il pelait de plus belle à cause du coup de soleil. Il se rapprocha du miroir, tint une fine pellicule entre l’index et le majeur, la décolla. Il y eut un petit crissement. Avec un sourire, il en fit une boule qu’il jeta par terre.
Une seconde peau, pour une seconde vie.
Dans le couloir, des gens allaient et venaient avec une inquiétude fébrile. Des pauvres, des laissés-pour-compte, des victimes du Hong Kong à deux vitesses. En descendant l’escalier, il comprit le pourquoi de cette agitation. Chan avait fait une chute mortelle. Il gisait sur le palier, les membres tordus, tel un pantin désarticulé. Du sang s’échappait de son crâne et formait une flaque visqueuse. Agenouillée devant lui, les larmes aux yeux, une femme le serrait dans ses bras. William ne vit pas la mort du gardien mais la conséquence d’un processus insensé, incompréhensible, qui le fit s’interroger : il n’avait pas précisé si l’homme devait vivre ou mourir. Il n’avait pas non plus indiqué de quel Chan il s’agissait. Ce nom devait être très courant en Asie. Comment la machine avait-elle su lequel choisir ? Réussissait-elle à se connecter à son esprit ? Était-il possible de revenir en arrière ?
Il s’accroupit dans un coin et tapa sur le clavier :
À 23 h 00, Chan va se relever et marcher.
Il attendit. Le moment venu, rien ne se produisit. Chan ne se releva pas. Mort, définitivement mort… Ainsi, certains processus étaient irréversibles.
Troublé par cette expérience, William quitta l’immeuble.
Parvenu à Nathan Road, il eut de nouveau la sensation de pénétrer au cœur de la fourmilière. La lumière des enseignes au néon et des panneaux publicitaires éclatait dans la nuit. La ville ne dormait jamais. Les trottoirs charriaient les piétons. Sur la chaussée, le trafic battait son plein. Dès que le feu passait au rouge, des bips agressifs, de plus en plus rapides, enjoignaient aux gens de traverser. Les artères dégueulaient de la tôle à n’en plus finir. Une file ininterrompue de voitures, de bus et de taxis qui se frôlaient puis se repoussaient à coups de klaxon. Les vélos tentaient de survivre dans cette jungle, se faufilant entre les mastodontes. Le bruit, les lumières, les couleurs, les mouvements, tout cela épuisait les sens et portait sur les nerfs.
Hong Kong était un hurlement permanent.
Les tympans vrillés par le vacarme, William ôta les mains de ses oreilles et s’assit en tailleur à un arrêt de tram, à l’intersection de Peking Road et de Nathan Road, à une cinquantaine de mètres du Peninsula Hotel, l’un des palaces les plus chics du monde. Personne ne prêta attention à lui tandis qu’il déballait sa machine. Tout autour de lui, des centaines de pieds foulaient le sol, se disputaient le moindre centimètre carré. Pour la seconde fois, il s’apprêtait à ébranler la colonie d’insectes. Il allait faire de cette rue son terrain de jeu, et de ces gens ses marionnettes.
Il inspira, inséra la feuille froissée et déclencha l’offensive :
À 23 h 09, on n’entendra plus aucun klaxon sur Nathan Road.
À l’heure dite, les avertisseurs se turent en même temps, comme si un trou noir avait aspiré tous les sons. Les piétons se figèrent dans un mouvement synchronisé. La stupéfaction et la peur se lurent sur les visages : ce silence était anormal. Au volant d’un cabriolet Geely, un automobiliste continuait d’appuyer bêtement sur le klaxon. William savoura ce silence de cimetière avant de poursuivre :
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