Le pantalon déchiré, il se traîna jusqu’à la falaise qui bordait la route. La baie, au loin. Les bateaux léchant l’horizon. Et ces millions d’individus, écrasés par leur misère. William inspira profondément. Il avait un pas… Juste un pas à faire. C’était peut-être, au fond, le but de ce voyage. Non pas s’en prendre à eux, mais à lui. À Paris, il n’avait plus rien. Ni amis, ni travail, ni argent. Aucune raison de rentrer au bercail.
Le vide lui donna le tournis. Il ne se sentit pas le courage de plonger, pas comme ça, pas maintenant. Avant, il fallait qu’il s’enivre, histoire d’adoucir la mort. Résigné, il enfouit les mains dans ses poches. Il lui restait environ soixante-trois dollars et sa carte d’identité. Piètre résumé de toute sa vie.
Funiculaire, puis tramway. Personne ne fit attention à lui. Juste un regard ou deux sur son jean maculé de sang. Un arrêt où il eut soudain envie de descendre, dans un quartier malfamé. Boutiques sombres et crasseuses, étals de viande sur le trottoir, ruelles semblables à des coupe-gorge. Dans un café, il s’enfila trois vodkas importées à même le comptoir. Un peu ivre, il reprit son périple, défia du regard des ouvriers qui déchargeaient des caisses, des sales gueules qui crachaient dans les caniveaux. Il aurait aimé qu’on lui plante un couteau dans le ventre, qu’on le tabasse jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ses pieds gonflaient dans ses chaussures, mais il marchait sans relâche, vers nulle part. Des odeurs de décomposition l’assaillaient, notamment sur Des Vœux Road West, la rue où s’étalaient, sur des kilomètres, des fruits de mer séchés : huîtres, calamars, murènes… Ces monstruosités lui soulevèrent le cœur, ces Orientaux étaient vraiment des tarés, ils le dégoûtaient. Autres cafés, autres verres. Direction la mer, à présent, qu’il apercevait en contrebas. Dans son ivresse, il venait de troquer le saut dans le vide contre la noyade. Se jeter dans la flotte, et sombrer.
Il traversa le quartier de Stanley Village, passa devant des temples serrés entre de vieux immeubles, emprunta les escalators qui serpentaient vers le haut de la ville, se perdit dans une rue d’antiquaires où foisonnaient des bronzes, des cuivres, des bois travaillés. Enfumés par l’encens, les vieux Hongkongais tissaient, astiquaient, exposant toutes sortes d’objets : pipes traditionnelles, échecs, faux jades.
Ce fut à ce moment qu’il l’aperçut, au fond d’un garage où s’entassaient des piles et des piles de livres.
La machine à écrire.
Un rayon de soleil léchait ses touches et la mettait en valeur. William s’approcha de cette librairie improvisée. L’alcool lui chauffait le ventre, les odeurs de parchemins lui chatouillaient les narines. Une vieille dame sans âge, aux longs cheveux blancs, tournait les pages d’un livre. Elle était d’une beauté rayonnante malgré le poids des années. Le Français s’efforça de chasser les brumes de l’alcool et se concentra sur le titre de son livre. Il avait entendu parler de cet ouvrage, vieux de plusieurs millénaires : le I Ching , le livre des changements. Une œuvre monumentale censée renfermer les réponses à toutes les questions. Une vie entière ne suffisait pas pour apprendre à le déchiffrer, à ce qu’on disait. Il salua la femme et s’adressa à elle en anglais :
— Il paraît que je vais mourir. Vous pouvez me dire si c’est vrai ?
Elle le fixa et marmonna dans un drôle de dialecte quelque chose qu’il ne comprit pas.
— Vieille folle, maugréa-t-il en français.
Il s’avança dans le garage où brûlait de l’encens. Les odeurs étaient agréables, les couleurs des objets s’harmonisaient avec celles des murs. Un lieu de lumière qui incitait au calme. Des centaines de livres se dressaient sur son chemin. Sur les couvertures, des gens souriants, heureux, des paysages magnifiques. Probablement des romans à l’eau de rose, un genre qu’il détestait par-dessus tout. Haussant les épaules, il s’accroupit devant la machine à écrire. Il eut l’impression qu’elle lui souriait. Les trois rangées de touches se tordaient en une bouche sensuelle. Bien qu’elle ressemblât à une Oliver datant de la moitié du XIX e, elle n’avait pas de marque. Couleur kaki, alphabet latin, touches hexagonales. Également réparties de chaque côté, les tiges évoquaient deux pupilles de serpent. Une feuille vierge et poussiéreuse était engagée dans le rouleau.
Dessus, une phrase : « I’m yours. »
Je suis à toi .
William se tourna vers la femme.
— C’est vous qui avez écrit ça ?
La vieille femme ne le regarda même pas. William soupesa l’engin. Environ une dizaine de kilos. Exactement ce qu’il lui fallait. Il ne put s’empêcher de l’essayer. Du bout des doigts, il se mit à taper, sous « I’m yours » :
Je m’appelle William Sa
Le ruban d’encre s’immobilisa. Il plissa les yeux, chercha la lettre G. Pas de tige arrachée ni de touche cassée. La machine avait été fabriquée ainsi, sans le G. Il se redressa puis compta les lettres de l’alphabet. Vingt-cinq. Bizarre.
Il se tourna vers la marchande et demanda :
— Combien vous la vendez ?
Elle mit un temps à s’arracher à sa lecture. Lorsqu’elle vit ce que William montrait de l’index, ses yeux d’un bleu profond s’illuminèrent.
— Cinquante dollars.
Elle parlait un anglais approximatif. Il fouilla dans ses poches, défroissa quelques billets, fit tinter les pièces.
— Trente-deux dollars et vingt cents. C’est tout ce que j’ai.
Il avait menti. Il n’avait pas besoin du reste de l’argent puisqu’il avait décidé de mourir, mais il estimait que la machine ne valait pas cinquante dollars. Il refusait de se laisser abuser par cette vieille roublarde.
Elle fit un signe de tête négatif.
— Il manque la lettre G, insista-t-il. Sans G, on ne peut rien faire. Trente-deux dollars et vingt cents, c’est plus que suffisant pour une machine inutilisable.
— Il y a toujours moyen de remplacer un mot par un autre, objecta-t-elle avec un sourire.
— Non. Je m’appelle Sagnier, avec un G. Je ne peux pas contourner l’essence de ce que je suis.
— Si, vous le pouvez. Et vous le ferez.
Exaspéré, il désigna le I Ching , bardé d’idéogrammes incompréhensibles.
— C’est lui qui vous l’a dit ?
— Il me parle depuis cent cinquante ans, approuva-t-elle. À peu près l’âge de la machine. Et le mien.
William leva les yeux au ciel.
— Vous avez cent cinquante ans, bien sûr, soupira-t-il. Et moi, quatre-vingt-dix. Alors, vous me la laissez ou pas ?
À sa grande surprise, elle finit par tendre la main. Il y déposa l’argent.
— Elle est à vous, lâcha-t-elle après avoir recompté.
Elle le dévisagea d’un air préoccupé.
— J’espère que vous êtes un homme bon.
— Plus pour très longtemps, malheureusement…
Il ôta la feuille du rouleau, la plia, la fourra dans sa poche et prit la machine. Ça allait être lourd, mais le port n’était qu’à quelques centaines de mètres. Au moment de quitter le garage, il avisa un amas de cordages.
— Je peux prendre une corde, s’il vous plaît ?
Le soleil de juillet déclinait, arrachant des miroitements secrets à la mer de Chine. William se tenait au bord d’une jetée, à proximité du centre de convention de Hong Kong et du hall d’embarquement des ferries. Des chantiers de construction progressaient sur l’eau. Les buildings poussaient comme des champignons. La soif de conquête de l’homme était sans limites. Jusqu’où irait-on pour l’argent, le pouvoir ? Que deviendrait cette pomme pourrie dans quinze ou vingt ans ?
William ne serait plus là pour le voir. Méticuleusement, il avait relié la corde à la machine à écrire. Avec des gestes lents, il passa cet étrange collier lesté autour de son cou. Ainsi harnaché, il coulerait à pic. Il contempla une dernière fois l’immensité. La baie de Hong Kong offre l’une des plus belles vues du monde. Un chouette endroit pour mourir.
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