Le visage du flic se durcit. Un rictus retroussa ses lèvres, dévoilant ses chicots. Sans prévenir, il lui plaqua une main sur la gorge.
— OK, on arrête de jouer. Tu sais comment on me surnomme ? Le crampon. Je ne lâche jamais ma proie.
Lorsqu’il approcha sa figure de la sienne, elle sentit son haleine fétide.
Ce n’était pas un homme mais un animal.
— Tu te crois où, saloperie ? T’es dans mon pays, ici, chez moi. J’ai les pleins pouvoirs. Je peux faire ce que je veux de toi, t’entends ?
Ses doigts se resserrèrent autour de la gorge de Cassandra. Les autres voyaient qu’elle suffoquait et qu’elle était sur le point de rendre l’âme mais ils ne réagissaient pas. Cette scène avait quelque chose de surréaliste. L’éditrice se répéta qu’elle faisait un cauchemar, que ces gens n’existaient pas et qu’il lui suffisait de se réveiller pour les chasser de son esprit.
La voix de son tortionnaire lui rappela qu’il était bien réel.
— On va oublier les politesses et entrer dans le vif du sujet, petite fille. Je n’ai pas de temps à perdre. Mes supérieurs exigent des résultats. Ou tu avoues maintenant, ou je m’occupe de toi.
Il la lâcha enfin et elle se laissa glisser le long du mur, les mains sur la gorge, toussant et crachant.
— Vous êtes cinglé, articula-t-elle après avoir repris sa respiration. Tout ça, c’est sa faute ! hurla-t-elle d’une voix hystérique.
Cheng s’accroupit devant elle. Les jointures de ses doigts étaient couvertes de cicatrices. Elles résultaient de coups qu’il avait donnés. Cassandra devina que toutes ses victimes avaient le même profil. Des innocents qui refusaient d’avouer un crime qu’ils n’avaient pas commis. Combien de personnes avait-il torturées et tuées ?
Serait-elle la prochaine ?
— La faute à qui ? demanda-t-il avec impatience.
— William Sa ! J’ignore comment ce salaud s’y est pris, mais il a chamboulé nos vies en moins de vingt-quatre heures !
Il s’assit en tailleur et laissa tomber, avec une douceur inattendue :
— Racontez-moi ça.
Cassandra respira et s’exécuta, n’omettant aucun détail. La séance de signatures qui avait viré au cauchemar, les livres qui n’étaient pas imprimés, la dédicace de William sur la page de garde qui laissait entendre qu’il était à l’origine de tous leurs malheurs. Elle s’abstint de mentionner la chute de cheveux et l’apparition des rides, se contentant de parler de « transformation physique ».
— Il a fait ces choses dans l’intention de nous détruire, Jack et moi. De me détruire, parce que j’ai refusé de publier son foutu manuscrit.
Le flic rejeta la tête en arrière et partit d’un rire sardonique.
— T’as beaucoup d’imagination, t’aurais pu écrire des romans policiers, toi aussi. William Sa a publié un livre l’année dernière. Bloody Sea , je crois, ou un truc comme ça. Un best-seller mondial qui a fait de lui un homme très riche. Il possède une villa à Victoria Peak, sur les hauteurs. Mes collègues et moi, on a tout juste de quoi louer un deux-pièces en ville. Aucun de nous ne gagnera jamais assez de fric pour s’acheter un tel palace.
Il avait prononcé la dernière phrase avec amertume. Cassandra crut déceler la haine de ceux qui avaient de l’argent.
— Explique-moi pourquoi William Sa se serait pointé ici afin de coller ce type au plafond ? reprit-il.
Elle chancela. William ne s’était pas contenté de lui faire du mal et de supprimer Jack, il avait modifié le cours des événements. Pire, il les avait modelés en fonction de ses noirs désirs. Cela tenait de la sorcellerie. Ses lèvres remuèrent mais elle fut incapable de parler. Cheng marqua une pause avant de lui donner le coup de grâce :
— Excepté l’existence de William Sa, il n’y a rien de vrai dans ton histoire. Je vais t’apprendre à dire la vérité. Allez, on l’embarque.
Elle se débattit quand les collègues de Cheng l’empoignèrent.
— Vous êtes en train de commettre une grave erreur ! Il est machiavélique ! C’est lui qui a tué Jack, pour me faire accuser !
La porte de la chambre claqua derrière elle. Ses cris résonnèrent dans le couloir. Planté devant la fenêtre, une cigarette éteinte à la main, l’inspecteur jeta un œil sur la rue. Les piétons, les véhicules, les bruits, les odeurs, tout cela polluait la ville. Parfois, il avait l’impression d’être dans une taupinière. Il fallait qu’il en sorte avant de mourir asphyxié. Pour l’heure, il avait un travail à terminer. Avant de classer l’affaire et de passer à autre chose, il torturerait Cassandra Malcombe.
Un peu.
Beaucoup.
Passionnément.
Il lui arrivait de se demander d’où venait ce goût pour la torture. Sûrement pas de ses parents, paysans dans la province de Yunnan. Un technicien en combinaison le rejoignit.
— On a trouvé ça dans les draps.
Cheng prit l’objet puis chassa le type d’un geste de la main. Il exécrait les techniciens de la police scientifique. Ces rats de laboratoire coûtaient une fortune à l’administration et ne servaient pas à grand-chose. Il ouvrit l’exemplaire défraîchi de Bloody Sea , traduit en chinois et dédicacé par l’auteur :
Pour Cassandra, fidèle lectrice
Ce petit cadeau coloré tombé du ciel
Avec toute mon amitié
W. Sa
La signature, en haut à droite, datait de la veille. Cheng referma le livre d’un air songeur. Qu’est-ce que cela signifiait ? Il s’occuperait de Cassandra Malcombe, mais avant il irait à Victoria Peak. Il avait enfin un prétexte pour retourner dans ce coin de paradis interdit aux gens de la ville. Même la police ne pouvait pas s’y rendre sans une raison valable. Le ciel y était plus bleu qu’ailleurs, et il avait besoin de prendre un bol d’air pur. La résolution de l’enquête primant sur tout le reste, son supérieur ne pourrait l’empêcher d’aller là-haut.
Il saisit son téléphone portable et l’appela.
Situé sur les hauteurs, Victoria Peak dominait l’île de Hong Kong.
Un prolongement de la société et de ses inégalités. Les pauvres en bas et les riches en haut. Pour les pauvres, la chaleur, le vacarme, la pollution, la promiscuité. Pour les riches, l’air frais, le calme, les pentes verdoyantes, les vallées boisées, l’impression de toucher le ciel et les dieux. Cheng avait déjà eu l’occasion d’enquêter ici. Un taipan — un marchand européen — avait fracassé le crâne de sa maîtresse chinoise avec un bronze de l’époque Ming. L’homme croupissait dans une cellule, les bras et les jambes brisés.
Après avoir montré son autorisation à la « police d’en haut », en fait une milice privée qui assurait la surveillance et la sécurité du site, il reprit sa marche, passant devant les résidences néoclassiques de la haute société hongkongaise. Coupés de la réalité, les occupants de ces prisons dorées ne descendaient plus jamais en ville, dans le chaos. Apercevant la grille en fer forgé de la Villa Marcy — le héros de Bloody Sea s’appelait Alan Marcy —, le flic accéléra l’allure. Vue d’ici, la baie offrait un spectacle à nul autre pareil. Une beauté qu’aucune photo, qu’aucune peinture ne saurait restituer. La rancœur, sa vieille compagne, l’oppressa de nouveau. Sa place était ici, parmi les riches, à profiter de la vie. En bas, il s’étiolait au milieu des cloportes. Il inspira d’un air écœuré puis se dirigea vers le portail. À son approche, quatre dobermans surgirent de derrière un chêne liège du jardin et coururent à petites foulées vers lui. Ils stoppèrent près de la grille et le fixèrent. Mal à l’aise, Cheng hésitait à manifester sa présence quand une voix lança :
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