L’inspecteur posa encore quelques questions, auxquelles il répondit avec brio. À la fin de l’entretien, il quitta sa chaise, rassuré. La présence du livre sur la scène de crime le perturbait, mais cela n’influerait pas sur la suite des événements. Après avoir été torturée par Cheng au commissariat — il avait même ajouté une petite scène de viol —, Cassandra serait jugée, condamnée pour le meurtre de Jack et écrouée à la prison de Tianjin, à deux cents kilomètres à l’est de Pékin, là où croupissaient les criminels les plus dangereux du pays.
C’était écrit.
Cheng se leva à son tour, frustré. Il refréna son envie de fracasser le crâne de William Sa à coups de crosse. Si en bas il faisait la loi, ici il était pieds et poings liés. Pour agir, il lui fallait des éléments plus probants.
— Je vous appelle demain. Nous conviendrons d’un rendez-vous pour l’analyse graphologique.
William le reconduisit, s’empressa de lui serrer la main et de refermer la porte. Grâce à Cheng, Cassandra irait en enfer. Mais si par malheur il revenait à la charge, le romancier se passerait de ses services et se servirait de la machine pour l’expédier sur une île déserte sans eau ni nourriture, le faire interner dans un asile ou le crucifier au dernier étage du plus haut building de la ville. Au choix. Rien ni personne ne pouvait contrecarrer ses plans.
Il avait en sa possession l’arme absolue.
Elle.
La machine.
Il l’avait utilisée deux heures plus tôt, pour des travaux domestiques, mais elle lui manquait déjà. Ces derniers jours, elle lui avait permis de se livrer aux expériences les plus excitantes de sa vie. Pour s’amuser, il avait mis Bruce Willis à la présidence des États-Unis et Alain Delon à celle de la France. Il avait rétabli la peine de mort dans tous les pays où des gouvernements laxistes l’avaient abolie, créé des milices chargées d’éliminer le crime et la délinquance, rayé de la carte les puissances belliqueuses qui menaçaient l’équilibre du monde occidental, comme l’Iran et la Corée du Nord. Pour son plaisir personnel, il avait éradiqué la laideur dans les rangs de la gent féminine. Partout où il se rendait pour dédicacer ses romans et donner des conférences sur les littératures de l’imaginaire, il ne croisait que des femmes sublimes, avec lesquelles il était susceptible de coucher. Le plus fun avait été de faire disparaître la tour Eiffel. Une simple phrase et puis s’en va ! Lorsqu’il avait voulu l’installer à Hong Kong, à la place de la Bank of China Tower, dans le district Central and Western, il avait échoué, et pour cause : maintenant qu’elle n’existait plus, la machine ignorait tout d’elle, de son apparence à son nom. La bonne méthode eût été de d’abord cloner la tour Eiffel ici, à Hong Kong, puis de faire disparaître l’originale.
Désormais, cette bonne vieille dame de fer n’était plus qu’un souvenir dans l’esprit de William.
Ce qui était fait, était fait, et irréversible.
Cette certitude l’angoissa. Si l’inspecteur Cheng s’obstinait à le harceler et s’il ne pouvait pas l’en empêcher, que se passerait-il ? Il essaya de ne pas s’inquiéter. Bientôt, comme il l’avait prévu, le flic se laisserait accaparer par le cas Cassandra Malcombe et il l’oublierait, lui.
Il grimpa à l’étage et se précipita dans son bureau. Il ouvrit le coffre-fort, sourit en constatant que les feuilles dactylographiées étaient toujours là. Personne n’y avait touché. Après avoir sorti la machine, il effleura le clavier avec un sourire. Un frisson délicieux le parcourut de la tête aux pieds.
— Si seulement tu pouvais parler, mon amie.
Il commença à taper. Augmenter le sadisme et la cruauté de Cheng, changer son physique pour le rendre encore plus répugnant. Donner le plein pouvoir à la police afin qu’il puisse expérimenter de nouvelles techniques de torture sur Cassandra. Tuer la vieille vendeuse, la seule personne qui était au courant pour la machine, en lui faisant avaler des pièces jusqu’à ce qu’elle en dégueule en cascade, à l’instar d’une machine à sous.
Il tira la feuille du chariot et en engagea une autre, prêt à continuer, mais une voix l’arracha à ses occupations.
— Chéri ?
Il sourit. Elle le réclamait. Même s’il avait écrit ce qui allait arriver maintenant, même si les dés étaient pipés, il ressentait une exaltation à nulle autre pareille. Contrôler les gens et les événements faisait de lui le maître du monde. Un jour, peut-être, il en aurait marre d’elle, mais pour l’instant…
Quand il entra dans la chambre à coucher, une vision de rêve le figea sur place. Allongée sur le lit, enveloppée dans les draps de soie, elle l’attendait. La lueur dans ses yeux l’enflamma tout entier et il se déshabilla. Nu, il croisa son reflet dans la glace. La desquamation s’était étendue sur tout le corps. Il pensa à un cobra royal en train de changer de peau. La comparaison lui plut. Cette métamorphose — car dans son esprit il s’agissait bien de ça, une métamorphose qui ferait de lui un homme plus beau et plus fort — aurait dû inspirer du dégoût à la jeune femme. Or, elle le considérait avec désir. Normal, il avait décidé qu’il en serait ainsi chaque fois qu’il la rejoindrait pour lui faire l’amour. Mei Lee, la petite Philippine qu’il avait aperçue dans ce couloir de Chungking Mansions, n’était plus. Elle était devenue une autre, celle dont il rêvait. Hier encore, technicienne de surface dans une banque de Central, elle était entourée de cols blancs qui lui mettaient la main au panier chaque fois qu’elle se baissait pour astiquer une plinthe ou brancher la prise de l’aspirateur. Aujourd’hui, elle vivait dans une villa de luxe, elle ne manquait de rien et passait ses journées à se faire belle pour son homme, dont la laideur s’accentuait de jour en jour. Une princesse s’offrant à un lézard. Cette image amusa William. Excité, il se glissa sous les draps et posa les mains sur son corps nu, éprouvant le satiné de sa peau. Elle lui susurra des mots doux à l’oreille, les mots qu’il voulait entendre, ceux qu’il avait écrits quelques heures auparavant.
— Viens, dit-elle.
Elle écarta les cuisses. Doté d’un sexe démesuré — un cadeau de la machine —, William la pénétra. Derrière, la fenêtre donnait sur un ciel gris, sombre. Pendant l’acte, il se dit qu’il l’éclaircirait la prochaine fois qu’ils feraient l’amour. Il avait entrepris la reconstruction de cette ville et du monde dans le seul et unique but de satisfaire tous ses désirs, des plus nobles aux plus vils. Le jour viendrait où tout serait parfait, comme dans un rêve.
Son rêve.
Il était trop concentré sur son plaisir pour entendre ce que Mei murmura :
— J’aimais bien quand tu avais ton bandage et tes lunettes, tout à l’heure.
Dans le jardin, Cheng grimaça en ôtant les bouts de peau sur sa paume.
Il regrettait d’avoir serré la main de William Sa. L’écrivain pelait à mort, c’était dégoûtant. Son portable sonna. Il s’interrompit à contrecœur et répondit. Un collègue lui apprit qu’il n’y avait aucune explication sur la manière dont Jack Malcombe avait été « fixé » au plafond de la chambre de Chungking Mansions. Pas de colle, pas de vis ni de clous. Mystère total. Quelque part, Cheng aimait les mystères car ils justifiaient l’emploi des grands moyens pour découvrir la vérité. Rien de tel qu’un passage à tabac pour obtenir des aveux. Il allait pouvoir torturer la femme comme il le souhaitait, à son rythme, sans être inquiété par la hiérarchie.
De quoi le motiver pour faire des heures supplémentaires.
Il se dirigeait vers la grille, étonné de ne pas tomber sur les dobermans, lorsque des bruits de succion lui parvinrent, en provenance du fond du jardin. Il revint sur ses pas, contourna la sculpture de l’écrivain et s’immobilisa. Face à lui, un troupeau de chiens formait un cercle. Ils se partageaient des ossements humains. Ils léchaient des fémurs, des côtes, des cubitus. Quand l’un d’eux leva la tête, les yeux fous et la gueule écumante, le Hongkongais rebroussa chemin avant que la meute ne le voie. Il avait eu raison de se fier à son instinct. Le romancier allait devoir expliquer la présence de ces restes dans son jardin.
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