Jack saisit une chaise, la retourna et s’assit à califourchon, face à la cellule. Il souffla une bouffée de tabac avant de continuer :
— Exact. L’éditrice et le clone. Bonheur factice pour couple factice. Je me suis bien amusé. Dès que je me suis lassé d’eux, j’ai décidé de les détruire.
William accueillit cette remarque avec un froncement de sourcils.
— Hé non, tu n’es pas à l’origine de ce qui leur est arrivé, continua l’autre. Toi, tu faisais juste partie de l’histoire. Tu es devenu un personnage, le temps de quelques pages. Tu croyais que je n’avais aucune imagination. À présent, tu ne pourras pas nier que j’ai un certain talent.
Il rapprocha la chaise dont les pieds raclèrent le sol.
— Flash-back, comme on dit à la télé et au cinéma. Cassie avait manœuvré pour s’approprier ton manuscrit, j’allais avoir encore plus de succès, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mais toi, pauvre cœur brisé, t’as choisi ce moment pour ramener ta fraise. Tes appels à la maison d’édition et à notre domicile parisien m’ont mis la puce à l’oreille. Tu finirais par nous poser des problèmes. Quand j’ai trouvé la machine, j’ai pu prendre les devants.
— Tu… Tu t’es servi d’elle pour m’attirer à Hong Kong.
— Tu es entré dans l’histoire à partir de là, en effet. Tout ce que tu as vécu depuis ton arrivée était planifié. Ta venue à la villa, la découverte de la machine, rien n’était laissé au hasard. Lorsque tu as brisé le crâne de ce policier pour fuir, tu n’as pas trouvé ça trop facile ? Cette statuette à portée de main, c’était téléphoné, non ? Tu agissais vraiment, certes, mais comme agit un personnage de roman, au gré de l’auteur.
Malcombe se baissa pour ramasser la lettre G.
— J’avais tout calculé, jusqu’à la dernière seconde. Jusqu’à ce que tu aies besoin de cette lettre. L’histoire s’est déroulée sans anicroche, de A à Z, si je puis m’exprimer ainsi.
William eut un flash. La momie en train de lui dire qu’elle était le maître du jeu, dans cette ruelle du quartier de Central. Depuis le début, il était une marionnette dont Jack tirait les fils. Il voulut pousser un hurlement de rage mais n’en eut pas la force.
Malcombe décida de lui donner le coup de grâce.
— Je me suis rendu à la villa pendant ton absence — que j’avais programmée. Mei Lee s’est montrée à la hauteur. Un sacré coup, cette fille, tu as dû t’éclater. Tu avais baisé Cassandra, je me suis dit que c’était de bonne guerre.
William haletait, hors de lui.
— Assez parlé du passé. Évoquons le futur.
Jack écarta un pan de son manteau, sortit des feuilles pliées en deux de la poche intérieure et les lui montra.
— La fin de l’histoire se trouve dans ces pages. Je les ai tapées le matin où j’ai renoncé à la machine. Ça n’a pas été facile de tirer un trait sur elle. J’ai bien cherché à m’en débarrasser une dizaine de fois. Je l’ai brûlée, balancée à la flotte, je l’ai plongée dans un bain d’acide, placée sur la voie ferrée au passage du train Hong Kong-Pékin, je l’ai même expédiée au fin fond de la forêt amazonienne. Chaque matin, au réveil, elle était là, près de moi. On ne peut pas se séparer d’elle ni la détruire. Elle décide de tout, y compris du moment où elle nous quitte pour un autre partenaire. D’ici là, nous sommes unis pour le meilleur et pour le pire.
Il sourit.
— Bref, une mort atroce t’attend. Je ne te dirai pas laquelle, suspense oblige.
Par terre, William agonisait.
— Et… Cassandra ?
— Il va lui arriver ce que tu as prévu pour elle, enfin, ce que nous avons prévu. J’ai juste précisé qu’elle vieillirait dans son cachot et qu’elle y serait violée par son geôlier deux fois par jour. Je ne veux pas qu’elle meure trop vite, ce serait frustrant. Il faut que cette chienne en bave.
Jack soupira.
— Quant à moi, je suis mort dans ce monde. Par conséquent, je ne peux plus être Jack Malcombe ni occuper la villa de Victoria Peak. Alors je me suis inventé une autre vie, une autre identité, ailleurs. Bientôt, je m’appellerai Paul Jeffrey Stone, j’habiterai un chalet dans le Maine. Là-bas, j’écrirai des thrillers et des romans fantastiques. Mais pour que tout cela soit effectif, il faut que je me trouve un remplaçant. Quelqu’un qui convienne à la machine.
William avait craché tellement de sang qu’une flaque s’était formée autour de lui. Il tenta de se redresser, glissa sur la nappe visqueuse et s’étala. Lorsque son nez se fracassa sur le béton, il poussa un cri déchirant. La figure couverte de sang et de poussière, il ouvrit la bouche pour parler mais aucun son n’en sortit.
— Il est temps de se dire adieu, mon ami, conclut Malcombe en marchant dans le couloir.
Il s’arrêta puis revint sur ses pas.
— J’allais oublier.
Il poussa la machine vers William.
— Elle n’a jamais été rien d’autre qu’une simple machine à écrire. Il n’en existe qu’une seule capable de contrôler les choses et les gens, et c’est moi qui la possède.
À peine eut-il tourné les talons que des yeux rougeoyèrent dans la pénombre de la cellule. Les rats apparurent dans le halo de l’ampoule et s’avancèrent vers le prisonnier. Leurs queues fouettèrent l’air vicié. Leurs poils sales, maculés de boue et d’excréments, se hérissèrent.
Ils jaugèrent leur proie, qui s’acharnait sur les touches d’un gros objet bruyant.
Comprenant qu’elle ne représentait plus aucun danger, ils fondirent sur elle.
En passant devant le garage de Stanley Village, Sharon stoppa net, hypnotisée par la vieille machine à écrire qui trônait sur un scriban.
À peine éclairée par le soleil, elle n’aurait suscité aucun intérêt chez un autre enfant. Là où Sharon habitait, à Hartford, dans le Connecticut, lire et écrire occupaient tout son temps libre. À dix ans, elle avait la plume facile. Elle rédigeait des poèmes et des nouvelles, mais par-dessus tout elle préférait tenir son journal au quotidien. Elle couchait ses joies, ses peines, ses espoirs et ses rêves sur le papier. Elle racontait ce qui se passait à l’école, elle parlait de ses copines. Elle s’adressait à ses parents, elle leur disait ce qu’elle avait sur le cœur. Des choses parfois terribles, qui les blesseraient, voire qui leur feraient peur. Combien de fois avait-elle souhaité leur mort après avoir été punie pour une mauvaise note ? Combien de fois avait-elle fermé les yeux et espéré que maman chute dans l’escalier ? Comme tous les gosses de son âge, elle les aimait et les haïssait à la fois. En ce moment, elle en voulait surtout à papa. Il espérait qu’après ses études, elle reprendrait sa compagnie d’assurances, à Greater Hartford.
Hors de question. Personne ne l’empêcherait de réaliser son rêve.
Quand elle serait grande, elle serait écrivain.
Elle tira sur la manche du blouson de son père et lui montra le garage.
— Je veux y aller.
Bradley Rhodes jeta un œil sur sa montre. Avec sa femme Cecilia, ils avaient prévu de déjeuner dans un restaurant de Stanley Main Road puis de se rendre à Stanley Main Beach. Au programme, baignade et bain de soleil.
— Cinq minutes, alors ?
La gamine approuva avec un sourire et entra en courant. Une fois à l’intérieur, elle s’arrêta, pas rassurée. Il faisait froid et sombre. Transie, elle se frotta les épaules. Partout, des piles de livres. Il y en avait des centaines, qui zigzaguaient entre les objets d’art. Les couvertures lui rappelaient ses pires cauchemars. Des vampires suçaient le sang des femmes, des aliens débarquaient sur la Terre et massacraient les gens à coups de laser, des savants fous se livraient à des expériences sur des cobayes humains, des enfants tentaient d’échapper à des monstres surgis de l’enfer, les yeux écarquillés de terreur.
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