Lucas tourna la tête vers la petite fenêtre où tournoyaient des flocons. Son regard se ternit.
— Elle avait vos yeux, votre coupe de cheveux, votre visage…
— Pardon ?
— Au départ, quand Chloé est revenue pour me parler de Paranoïa , elle vous ressemblait. Au fil du temps, elle est redevenue elle-même.
Lucas parlait avec de la tristesse au fond des yeux. La psychiatre referma son carnet.
— La Chloé psy était là pour vous prendre par la main, vous tirer vers le jeu, vous forcer à creuser au fond de vous-même. L’autre Chloé représentait les souvenirs, la joie ou la douleur. Votre histoire n’était que la somme de vos influences, de votre passé, de ce que vous avez vécu à l’hôpital, le tout mis en scène et interprété par votre imagination. L’hôpital dans lequel vous étiez enfermé est devenu un lieu cauchemardesque et purement imaginaire, Swanessong, parce que c’est l’image que vous avez, au fond de vous, de mon établissement. L’épisode de la chaise électrique n’était que la matérialisation de vos craintes envers l’électrothérapie. Dans la vraie vie, vous avez écrit des scénarios de jeu, l’histoire qu’a vécue Ilan Dedisset, c’est vous, Lucas Chardon, qui l’avez écrite dans votre tête.
Lucas se surprit à sourire.
— Et elle était loin d’être parfaite, cette histoire. Comme dans un bon jeu vidéo, il y a eu quelques bugs, non ? J’ai le souvenir de ces chaussures de randonnée. Je les portais sur la péniche par exemple, et tous les candidats en avaient à leurs pieds à Swanessong.
— Dans ce cas précis, ce n’étaient pas des bugs mais des messages qui vous rattachaient à ce qui s’était passé dans le refuge, un moyen de vous préparer progressivement à la vérité. Cette vérité était tellement intolérable que vous n’avez compris ces messages qu’à la toute fin. Pourtant, certains d’entre eux étaient très forts, comme le tournevis orange, ou alors les croix mortuaires sur la porte de Chloé. Sans oublier ses cicatrices, son appartement vide depuis un an, ses mains froides en permanence.
Les doigts de Lucas se crispèrent sur les draps. Son visage se contracta.
— Un moyen de me dire, de me répéter sans cesse qu’elle était morte, c’est ça ?
— Oui.
— Morte, tout comme les autres candidats. Ils avaient tous les mains froides…
Lucas Chardon resta pensif, tandis que Sandy Cléor se levait pour enfiler son blouson. Le jeune homme songea à Gaël Mocky, Ray Leprince, Naomie Fée, Maxime Philoza, Vincent Gygax, Frédéric Jablowski, Valérie Gerbois et Chloé. À part cette dernière, il ne les connaissait pas vraiment. Juste des visages anonymes, des participants à une chasse au trésor qui avaient eu le malheur de passer la nuit dans le même refuge que lui.
— Vous me parlerez des victimes, bientôt ? demanda Lucas. J’ai besoin de savoir qui ils étaient vraiment, comment ils ont vécu. Ils devaient être si différents de l’image que j’ai d’eux à présent.
— Bien sûr, Lucas. Et nous réécouterons, ensemble, l’enregistrement du Dictaphone. Maintenant que je connais l’histoire, je sais qu’il y a encore tant et tant de choses à y décrypter. Tant de signaux cachés, de références, de « bugs », comme vous dites.
La jeune femme fit tinter les clés de sa voiture et se dirigea vers la fenêtre. Elle resta face à la vitre sans bouger pendant une poignée de secondes, puis se retourna finalement vers Lucas.
— Ce serait de la folie de prendre le volant. Les routes sont complètement verglacées. Je crois bien que je suis piégée ici avec vous.
Lucas Chardon plissa les yeux. Son visage se crispa.
— Peut-être n’en sommes-nous pas encore sortis.
— De quoi parlez-vous ?
— De mon histoire…
Né en 1973 à Annecy, Franck Thilliez, ingénieur en nouvelles technologies, vit actuellement dans le Pas-de-Calais. Il est l’auteur de Train d’enfer pour Ange rouge (La Vie du Rail, 2003), La Chambre des morts (Le Passage, 2005), Deuils de miel (La Vie du Rail, 2006), La Forêt des ombres (Le Passage, 2006), La Mémoire fantôme (Le Passage, 2007), L’Anneau de Moebius (Le Passage, 2008) et Fractures (Le Passage, 2009). La Chambre des morts , adapté au cinéma en 2007, a reçu le prix des lecteurs Quais du Polar 2006 et le Prix SNCF du polar français 2007. L’ensemble de ses titres, salués par la critique, se sont classés à leur sortie dans la liste des meilleures ventes. Ses romans sont tous parus au Fleuve Noir depuis Le Syndrome E (2010), suivi par GATACA (2011), Vertige (2011) et Atomka (2012).