À présent, Chloé soignait le visage inerte avec un antiseptique et des bandages.
— Elle ne s’est pas ratée, dit-elle. J’ai déjà vu ce genre de blessures chez les schizophrènes ou les hystériques. Submergés par leurs hallucinations, ils finissent par s’en prendre à leur propre corps.
— Quel âge a-t-elle, à ton avis ? demanda Ilan.
— Je dirais une petite quarantaine d’années.
— Elle avait l’air extrêmement faible, dit Philoza. Demain, elle ne pourra pas marcher avec nous jusqu’à la ville.
— Nous la porterons s’il le faut, répliqua Ilan.
— Tu penses qu’on a une chance de s’en sortir avec toute cette neige ?
— On n’a pas le choix. Personne ne viendra nous chercher dans cet hôpital, pour la simple et bonne raison que personne ne sait que nous sommes ici.
— Ils finiront bien par s’interroger sur la disparition de Gygax et sûrement celle des flics qui l’accompagnaient.
— Certainement. Mais je n’ai pas envie d’attendre.
La funeste sonnerie retentit soudain. Les candidats se turent, comme hypnotisés. En dehors de leur lieu de vie, toutes les lumières s’éteignirent. Il y eut des déclics un peu partout.
Les trois candidats se regardèrent gravement : Jablowski n’était toujours pas revenu.
— Il s’est peut-être blessé quelque part, suggéra Ilan en fixant Philoza. Comment était-il quand tu l’as quitté ?
— Psychologiquement très mal, je dois l’avouer. Mais physiquement, il en avait encore sous le pied.
— Et moi, je suis sûre qu’il va bien, affirma Chloé d’une voix nerveuse. Mieux qu’elle, en tout cas. Ilan, tu peux me ramener mes gants fourrés ? On va les lui passer aux mains et scotcher les extrémités avec du sparadrap, pour éviter qu’elle ne se blesse de nouveau quand elle se réveillera. Je n’ai pas envie de lui remettre la camisole.
Ilan s’exécuta. Chloé s’appliqua à protéger ces mains dont les ongles étaient maculés de sang.
— Je vais rester auprès d’elle. Tout va bien se passer. Demain, nous serons en sécurité, sains et saufs.
Plus personne n’avait envie de parler de Jablowski, comme s’il s’agissait désormais d’un sujet tabou. Qu’avait-il bien pu lui arriver ? Pourquoi ne donnait-il pas signe de vie ? Ilan retourna dans sa chambre. Il s’assit sur son lit, la bible trouvée dans la chambre 27 entre les mains. Elle sentait la poussière et un peu le salpêtre. Au contact du livre, dans ce grand silence qui l’entourait, des images lui revinrent alors en tête, limpides. Il voyait distinctement son père lui lire des passages entiers de la Bible après l’avoir bordé, le soir. Quel âge Ilan avait-il ? Dix, onze ans ? Chaque fois, Joseph Dedisset posait le gros pavé à la couverture noire sur la table de nuit, l’embrassait sur la joue avant d’éteindre la lumière. Puis Ilan rallumait en cachette une petite lampe torche qu’il dissimulait sous son oreiller, se glissait sous les draps et en parcourait des passages entiers.
Tout cela avait bien existé. Et c’était quelque part, dans sa tête.
Ilan caressa le « Lucas Chardon » écrit à l’encre noire sur la couverture. Il imaginait Gygax enfermé dans sa chambre 27, il y a quelques années, réalisant ces mêmes gestes.
Il entreprit d’ouvrir le livre. Il trouva rapidement — comme s’il savait au fond de lui-même — le livre de la Genèse, et plus particulièrement le passage sur Jacob.
Philoza le rejoignit au bout de quelques minutes. Ilan releva les yeux.
— Alors… Toujours persuadé que cette pauvre femme fait partie du jeu ? dit-il amèrement.
— Je n’arrête pas d’y penser, de chercher une explication. Et j’en ai une.
Ilan soupira.
— Laquelle ?
— Imagine qu’elle ait effectivement fait partie du jeu au début. Et que, une fois Hadès éliminé par Gygax, elle se soit retrouvée piégée dans son rôle, incapable de sortir, pas alimentée ni hydratée. Forcée de se pisser dessus. Et commençant un peu à péter les plombs, si tu vois ce que je veux dire. Il y a de quoi, coincée si longtemps dans une camisole, à l’intérieur d’un hôpital abandonné.
Ilan dut admettre que son raisonnement tenait la route, même s’il n’y adhérait pas. Il sortit la clé de sa poche.
— Elle avait cette clé dans la main. Tout à l’heure, on a essayé d’ouvrir le coffre avec l’argent, ça ne fonctionne pas.
— Que pourrait-elle déverrouiller d’autre, à ton avis ?
— Je n’en sais strictement rien. Et je n’ai plus envie de le savoir. La priorité, c’est de se tirer d’ici.
Ilan se remit à tourner les fines pages de la bible. Le papier frissonnait entre ses doigts.
— À chaque jour passé entre ces murs, les souvenirs me reviennent un peu plus, confia-t-il. Je me rends compte que mes parents étaient très croyants et qu’ils m’aimaient beaucoup. On habitait une petite maison très modeste. Je le sens désormais, c’est au fond de moi. Jusqu’à présent, j’ai toujours eu d’eux l’image de chercheurs froids, qui ne pensaient qu’à leur carrière et à leurs voyages en mer avec leur maudit bateau. Mais je sais désormais que tout cela est faux. Mes vrais souvenirs ne sont pas perdus, je vais finir par les retrouver, j’en ai la certitude.
Philoza s’assit à ses côtés. Il considéra la carte codée dépliée sur le lit, avec la phrase notée en haut : Ici-bas c’est le Chaos mais au sommet, tu trouveras l’équilibre. Là sont toutes les réponses.
— Au sommet… ça parle du sommet de l’échelle, je présume, avança-t-il.
— J’ai toujours cru qu’il s’agissait du sommet d’une montagne, mais, désormais, ça tombe sous le sens, c’est bien du sommet de l’échelle de Jacob que mon père parle.
— Tu as pu lire le passage concernant cette échelle de Jacob ?
— J’y étais, justement. Jacob était le fils d’Isaac, petit-fils…
— D’Abraham, le coupa Philoza. Il était un patriarche hébreux qui a combattu et vaincu un ange. Ce combat a été perçu comme un acte de bravoure. Jacob a été courageux, triomphant, il a surmonté les obstacles.
Ilan essayait de trouver, dans les propos de Philoza, un écho à sa propre histoire et à celle de ses parents. Lui aussi avait surmonté les obstacles du jeu pour en arriver là. Pourquoi son père avait-il choisi cette symbolique biblique pour coder sa carte ?
— Parle-moi de l’échelle, dit-il.
— C’est au cours d’une visite dans la ville d’Haran que Jacob a fait le fameux rêve de l’échelle, avec ses sept barreaux. Tu sais, tout est question de décryptage dans la Bible. L’interprétation chrétienne de ce passage se base principalement sur les mots du Christ dans l’Évangile selon saint Jean. Dans le rêve de Jacob, si mes souvenirs sont bons, le Christ est vu comme l’échelle reliant le Ciel et la Terre, étant à la fois le Fils de Dieu et le Fils de l’Homme. En gravir les sept échelons revient à franchir tous les univers intermédiaires, passages obligés avant d’arriver au Ciel.
— Et avant le Ciel, il y a le purgatoire, c’est bien ça ?
— On pourrait l’interpréter de cette façon, oui. En bas de l’échelle, on trouve la vie sur Terre. Au milieu, le purgatoire. Et au sommet, l’enfer ou le paradis.
Ilan resta longtemps immobile suite aux propos de Philoza. Il repensait aux paroles de son père coupé en deux, dans son étrange rêve : « Ce n’est pas qu’une morgue, c’est aussi un endroit de transition. Ta mère et moi, on attend le Jugement. L’enfer, le paradis… Tu vois ce que je veux dire ? »
Qu’est-ce qui reliait toutes ces énigmes ?
Son interlocuteur lui pressa l’épaule.
— Ça va ?
— Oui, oui… Enfin, je crois. Tu sais, j’ai toujours eu une image particulière du purgatoire.
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