Ilan retourna au centre de la scène, ramassa le mouchoir avec son sinistre contenu et quitta rapidement le théâtre. Philoza, Chloé et Jablowski patientaient sur le seuil de la cuisine. Ce dernier s’avança rapidement vers lui.
— Où est Naomie ?
À regret, Ilan lui tendit le mouchoir. Les petits bijoux tintèrent. Lorsque le grand brun découvrit les piercings maculés où pendouillaient encore des morceaux de chair, il devint incontrôlable et plaqua Ilan contre le mur. Les piercings roulèrent au sol.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
Ilan n’opposa pas de résistance et se contenta d’expliquer. Chloé craqua et se mit à pleurer, Philoza accusa le coup. Il fallut moins de cinq minutes pour que les candidats restants se rendent dans le théâtre et constatent de leurs propres yeux le triste spectacle : Vincent Gygax, pendu entre les nuages de la scène, tournoyant légèrement sur lui-même, les bras le long du corps.
Jablowski était désespéré, ses yeux n’exprimaient plus que la rage et la tristesse. Chacun essayait d’imaginer le sort qu’il avait fait subir à Fée. L’enlèvement, les coups de tournevis, les piercings arrachés sur son corps inanimé. Ça aurait pu leur arriver, à chacun d’entre eux.
Une fois sur scène, Jablowksi poussa violemment les décors, les renversa, à la recherche d’un indice qui lui dirait où se trouvait la candidate avec laquelle il avait créé des liens.
Chloé et Philoza restaient en retrait.
— Gygax a-t-il parlé avant de tomber dans le vide ? demanda Philoza. A-t-il expliqué le sens de tout ceci ?
Ilan ne répondit pas.
— C’est bien qu’il soit mort, ajouta Philoza.
Ilan n’arrêtait pas de penser aux dernières paroles de Gygax, à ses propres déductions, et ça le perturbait profondément. Tout au bout, Jablowski s’était arrêté près du corps. Lui aussi paraissait perplexe. Il fit signe aux autres candidats d’approcher. Tout d’abord Chloé refusa, mais Ilan la prit par la main et l’entraîna avec lui.
Lorsqu’ils furent proches du cadavre, Jablowski désigna les cicatrices sur le dos nu.
— Vous avez vu ? C’est extrêmement curieux. Naomie a le même genre de marques, mais dans le bas du dos et au niveau des omoplates.
Il ouvrit sa blouse et souleva le bas de son pull. Son abdomen était criblé de ce genre de cicatrices.
— Et moi aussi.
— Vous n’êtes pas les seuls, fit Chloé en pointant du doigt sa poitrine. J’en ai six.
Nouvelle stupéfaction générale. Les regards convergèrent vers Philoza. Il resta figé une poignée de secondes, puis leva son pull jusqu’aux pectoraux. Les marques étaient bien présentes, toutes réparties autour du cœur. Ilan secoua la tête quand ce fut lui qu’on interrogea du regard.
— Moi, je n’en ai aucune.
— Tu en es bien certain ? demanda Jablowski.
— À ton avis ?
Frédéric Jablowski descendit doucement les marches et quitta la scène, interloqué. Les autres suivirent, abandonnant le cadavre à son triste sort.
— D’où vous viennent ces marques ? demanda Ilan.
Jablowski prit la parole le premier :
— Ce que je vais te dire, ça risque de te paraître extrêmement bizarre, mais je n’en sais strictement rien. Elles sont là, elles font partie de moi. Quand on me pose la question, je trouve toujours un bobard. Mais… je n’ai pas la réponse. C’était la même chose pour Naomie. Elle ignorait leur origine.
Ilan fixa Chloé.
— Ce n’est pas ton lustre, je suppose ?
— Non… Moi non plus, je ne sais pas d’où elles viennent. Mais ce n’est pas comme si elles étaient apparues d’un coup, c’est exactement comme le dit Jablowski : elles font partie de moi. De mon identité.
Philoza eut le même discours troublant. Secoués par cette découverte, ils regagnèrent la cuisine et s’installèrent autour de la table. Jablowski resta debout. Il voulait repartir à la recherche de Naomie Fée mais Ilan avait réussi à le convaincre de l’écouter d’abord. Il avait posé toutes les clés de Gygax devant lui.
— Je n’ai peut-être pas ces marques comme vous tous, mais des périodes de ma vie sont complètement occultées de ma mémoire. Au départ, il s’agissait juste de détails, comme la façon dont j’avais été embauché dans la société qui m’emploie, ou l’endroit où j’avais acheté ma voiture. Mais au fur et à mesure, j’ai découvert que c’était bien plus profond que ça. Des pans complets de ma vie avaient été remplacés par… des souvenirs qui ne m’appartenaient pas.
Ses propos semblèrent trouver un écho chez les autres candidats.
— En ce qui me concerne, ce n’est pas à ce point-là, confia Philoza, mais il y a ces cicatrices, et c’est vrai que je me suis rendu compte de gros oublis, comme des trous noirs dans ma mémoire, à plusieurs reprises. Mon frère est décédé il y a trois ans, sa mort m’a fait du mal, alors j’ai mis mes problèmes mnésiques sur le compte de sa disparition.
Jablowski raconta qu’il y avait également diverses zones d’ombres dans son existence. Quant à Chloé, elle l’avait déjà raconté à Ilan : le plus gros de ses trous noirs se rapportait à la période de son séjour à l’hôpital psychiatrique, dont elle était d’ailleurs incapable de citer le nom et l’endroit. Le plus étonnant étant qu’elle ne se soit jamais vraiment posé de questions au sujet de ces monstrueuses lacunes.
— … On ne se pose pas de questions, comme si on était hypnotisés de l’intérieur, en déduisit Ilan. Comme si notre vie n’était que superficielle, ou que nous n’étions que des « apparences » sans épaisseur, auxquelles on aurait construit un passé. Il est désormais clair qu’il nous est tous arrivé quelque chose avant l’apparition de Paranoïa dans nos vies. On n’est pas allés vers ce fichu jeu, c’est lui qui nous a choisis parce qu’on a un point commun.
— Ces oublis ou ces cicatrices seraient le point commun ?
— Exactement. J’ai le sentiment qu’on est tous déjà venus dans cet hôpital. Qu’on y a été retenus.
— Tu délires, répliqua Jablowski du tac au tac.
— J’aimerais tellement… Aussi fou que cela puisse paraître, on dirait que tout est lié à leur programme autour de la mémoire sur lequel Mocky avait mis le doigt. Gygax, alias Chardon, était l’un des pensionnaires de Swanessong. Et lui aussi avait les marques.
Jablowski ne tenait plus en place.
— C’est impossible. Comment veux-tu qu’on ait oublié une période pareille de notre vie ? Et qu’est-ce que je serais venu faire ici ? Je vais bien, je n’ai jamais eu de problèmes particuliers.
Philoza demeurait muet, comme s’il était en pleine introspection. Ilan insista :
— Imaginez que Paranoïa ne soit pas qu’un jeu, mais une espèce de programme expérimental ayant pour objectif de nous rassembler ici et de nous… étudier. Nous, d’anciens cobayes de leur protocole Memnode. Imaginez qu’ils aient fait des expériences monstrueuses sur nous par le passé, qu’ils aient modifié presque intégralement notre mémoire. Tout était prévu ici pour nous étudier. Les caméras, les objectifs à remplir. On est comme des rats dans un laboratoire, vous n’avez pas remarqué ? Mais tout est parti en vrille, à cause de Gygax. Il était le grain de sable imprévu qui a fait dérailler la machine.
Il chercha un signe dans le regard de Chloé. Elle réfléchissait, un doigt posé sur la lèvre inférieure.
— À quoi tu penses ? lui demanda Ilan.
— À tes parents. À ce tableau suspendu dans leur salle à manger. Imagine qu’ils aient quelque chose à voir là-dedans. Ils menaient des recherches autour de la mémoire. Hadès est entré chez toi pour récupérer leur carte codée. Ce sont des signes. Après tout, tu n’as jamais su ce qu’ils faisaient réellement dans leur prétendu laboratoire. Tu disais qu’ils bossaient à Grenoble. Et on est dans les Alpes, la ville ne doit donc pas être si loin que ça.
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