— Il faut qu’on te parle de lui.
Et Ilan lui expliqua ses découvertes en détail. Après ce récit, Jablowski donna l’impression d’avoir reçu une boule de bowling dans l’estomac. Il s’appuya contre le mur du couloir, les yeux dans le vide.
— Ah ça, alors… Gygax, un tueur.
Il tourna et retourna les photos dans tous les sens.
— Elles ont l’air bien réelles. Je n’aime pas beaucoup Gygax, je serais bien le premier à vouloir lui rentrer dedans, mais qui me dit que vous ne me mentez pas, tous les deux ?
C’était Chloé qu’il fixait avec intensité.
— On peut te montrer le cadavre si tu veux, répliqua-t-elle.
Jablowski hésita puis regarda sa montre.
— Je n’ai jamais vu Gygax revenir manger ou boire le midi, j’ignore à quoi ce type carbure. Si on veut le coincer, comment on fait ?
Ilan sortit de la chambre et referma du mieux qu’il put la porte derrière lui. Il ramassa les éclats de bois sur le sol.
— Il faut que l’un d’entre nous parte à la recherche de Fée et de Philoza pour les prévenir discrètement.
— Tu sais bien que c’est quasi impossible, vu la taille de la structure. On ne les retrouvera pas facilement.
— Je sais, mais on n’a pas le choix, on ne peut pas les laisser marcher dans les mêmes couloirs qu’un fou furieux. Les deux autres restent ici et attendent patiemment. Dès que Gygax se pointe, on lui vide le contenu de ta seringue dans le dos.
Jablowski sembla approuver. Il sortit sa seringue de sa poche.
— Fallait bien qu’elle serve… Même ça, on dirait que c’était prévu… Bon, qui reste ?
— Vous, répliqua Chloé. Vous ne serez pas trop de deux pour le maîtriser.
Ilan s’interposa et l’empêcha de s’éloigner :
— C’est trop dangereux. Il peut se rendre au deuxième étage, découvrir la vitre brisée par laquelle on est passés et réaliser qu’on est au courant. Tu restes avec Jablowski.
Barre de fer dans les mains, Ilan les considéra l’un après l’autre.
— Il me faudrait vos clés, j’aurais plus de chances de trouver Fée et Philoza.
Jablowski hésita.
— Le jeu est terminé depuis bien longtemps, ajouta Ilan. Hadès est sans doute mort, personne ne nous donnera cet argent.
Jablowski finit par sortir ses clés de sa poche.
— Elles permettent l’accès à l’aile du dessus chez les hommes, premier étage, ainsi que toute la partie cantine et cuisines, dit-il, mais ça ne va pas te servir à grand-chose. Naomie avait accès à l’aile des femmes, comme Philoza et Gygax. C’est par là qu’il faut aller.
Chloé lui donna également les siennes.
— Tout comme lui, mais j’avais en plus accès jusqu’au deuxième.
Ilan les remercia et s’éloigna en trottinant.
— Criez si vous l’avez coincé. Mais par pitié, ne le ratez pas.
Courir, des kilomètres et des kilomètres dans ce labyrinthe sans fin. En explorer les moindres recoins, être aux aguets, assurer ses arrières. Parfois, Ilan entendait une grille ou une porte claquer, sans savoir précisément d’où venait le bruit. Alors il se précipitait, sans possibilité d’appeler afin de ne pas éveiller les soupçons de Lucas Chardon.
Avec les clés de Chloé et de Jablowski, il avait découvert de nouvelles artères de cet organe de pierre, des lieux où, jadis, la folie s’était exprimée sans limites. Il cassait chaque caméra qu’il croisait, avec une haine et une violence dont il se serait cru incapable. À l’extérieur, l’obscurité coulait déjà comme un bloc de ciment, ce qui repousserait encore leur fuite d’une journée. Ilan se promit que le lendemain, dès que le jour serait installé, il sortirait d’ici avec Chloé et la femme enfermée au troisième étage, quoi qu’il arrive.
À trois, ils franchiraient les murs, retrouveraient la ville et partiraient à la recherche de la vérité.
Avant, il fallait dénicher Gygax/Chardon. Et ses clés. Il était peut-être juste au-dessus, au deuxième étage de l’aile des femmes. Et s’il avait découvert l’échelle posée contre le mur extérieur ? Et s’il savait qu’Ilan était au courant pour la candidate rousse croupissant dans le placard à balais ? Alors que le jeune homme réfléchissait, il aperçut enfin Philoza, au bout du couloir. Il se précipita vers lui, barre de fer dans les mains.
— Tu devrais lâcher ça, fit Philoza sur la défensive.
Ilan ralentit. Il comprit qu’à cet instant précis, Philoza avait peur de lui. Malgré le froid, il était en sueur et devait avoir l’air d’un fou échappé de sa cellule. La fatigue se faisait sentir, ses yeux lui piquaient, seuls les nerfs lui permettaient de tenir.
— Il faut que tu m’écoutes, c’est important.
— Très bien, mais reste à distance.
Et Ilan se lança dans les explications claires et précises. Comme à son habitude, Philoza le regarda avec méfiance.
— Tu dis que Jablowski et Sanders sont dans l’aire de vie, prêts à lui sauter dessus ?
— Tu peux aller vérifier.
— Et Fée, tu l’as vue ? D’ordinaire, je la croise au moins une fois dans le coin. Mais cette fois, je ne l’ai pas aperçue de la journée.
— Introuvable pour le moment.
— Tout comme Gygax est introuvable.
Philoza sembla mesurer la portée de ces propos.
— Bon… J’allais redescendre boire un coup, de toute façon. Je crève de soif.
— Fais attention. Et si tu croises Gygax, ne laisse rien transparaître. On doit le coincer avant qu’il repasse à l’acte.
Philoza s’en alla. Après un moment, Ilan laissa tomber son exploration et redescendit à son tour. Après ces heures passées à errer, il n’avait plus l’énergie de poursuivre.
Il restait deux options : ou Gygax était au courant du piège et il ne se laisserait pas prendre, ou il l’ignorait, auquel cas il allait bien finir par retourner dans leur lieu de vie, comme chaque soir.
Dans ces larges couloirs, le long des pièces vides, le candidat marchait avec appréhension. Gygax pouvait surgir n’importe quand, n’importe où. Ilan se rappelait la façon dont l’assassin avait joué avec lui, lui envoyant la lumière d’une lampe en pleine figure. Il se souvenait des photos trouvées dans le tiroir, cette histoire de tableau peint entre ces murs et accroché chez ses parents. Il pensait au protocole Memnode, autour de la mémoire.
Alors, une idée effroyable lui traversa l’esprit, une supposition de Chloé qu’il ne pouvait admettre et qui, pourtant, n’était pas complètement aberrante : et si, à une époque, il avait été lui aussi prisonnier de cet hôpital psychiatrique ? Et si cette période de sa vie avait été totalement effacée de sa mémoire ? Et si ses parents avaient quelque chose à voir là-dedans ?
Tandis qu’il marchait dans le grand hall d’entrée et qu’il s’apprêtait à prendre la direction des chambres, il crut apercevoir un point brillant à trois ou quatre mètres de là, au niveau du sol. Il s’approcha, pour se rendre compte qu’il s’agissait d’une petite excroissance bombée, d’un rouge sombre.
Une goutte de sang.
Ilan se raidit d’un coup. Il était passé à cet endroit deux ou trois heures plus tôt et il avait la certitude que ces petites gouttes ne s’y trouvaient pas.
Elles étaient espacées d’environ un mètre.
Comme pour Ray Leprince, Gygax s’adressait à lui.
Il lui montrait le chemin à suivre.
Ilan ne sut pas pourquoi, mais il eut alors l’impression que la vérité était toute proche. Que tout ce carnage, ce gâchis de vies humaines avait un sens. Il n’hésita pas une fraction de seconde et s’enfonça, seul, là où on voulait le mener.
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