— Viens.
Il l’empoigna et la tira vers la salle d’intendance. Il poussa la porte défoncée. Cette fois, il put constater la plus grande des surprises sur le visage de Chloé, à laquelle succéda une profonde horreur. Les mots restèrent coincés au fond de sa gorge.
— Elle… Elle…
— Elle est morte, oui. Et ce n’est pas un trucage.
Chloé fit un minuscule pas vers l’avant, comme si elle voulait s’assurer qu’elle ne rêvait pas. L’odeur lui fit froncer le nez et remonter ce qu’elle venait de manger. Elle faillit vomir.
— Tu me crois à présent ? dit Ilan.
Elle acquiesça au ralenti. Ses mains tremblaient sur sa bouche fermée. La peur l’envahissait, blanchissait plus encore les traits de son visage. Ilan l’emmena hors de la pièce et referma la porte. Puis il la regarda dans les yeux, tenant ses mains dans les siennes. La jeune femme était anéantie, au bord des larmes.
— Qui est-elle ? demanda-t-elle.
— Cette fille était une participante, la première arrivée dans cet hôpital…
Il laissait le silence creuser chacune de ses paroles, pour être sûr que Chloé assimile parfaitement.
— … Lorsque nous avons débarqué le premier soir, elle devait être, comme nous tous, enfermée dans sa chambre. Puis, d’une façon où d’une autre, il s’est passé quelque chose dans ce break. J’ignore si les flics sont revenus dans l’enceinte avec leur prisonnier parce qu’ils n’arrivaient pas à franchir le col, ou si c’est le tueur qui est revenu seul au volant de la voiture. Une chose est certaine : l’homme à la combinaison orange a réussi à s’évader, à se débarrasser des deux flics et à prendre la place de cette candidate. Rappelle-toi, quand on a ouvert l’enveloppe de notre premier objectif, Gygax a prétendu être arrivé le premier, et il s’est naturellement placé face au casier numéro 1. Or cette femme était arrivée dans les trois premiers. Il a purement et simplement pris sa place.
Ils entendirent le claquement lointain d’une porte et sursautèrent. Chloé ne ressemblait plus qu’au fantôme d’elle-même.
— Tu crois que quelqu’un est à cet étage ?
— Non, fit Ilan en serrant davantage sa barre de fer, ça vient du dessous. Allez, ne traînons pas.
Ils rebroussèrent chemin, pressant le pas. Ilan continua son explication :
— Je crois qu’Hadès est resté seul ici pour s’occuper de nous et qu’il est mort dès la première nuit, assassiné par Gygax, alias Lucas Chardon. Je pense que Gygax a pris possession des lieux et s’amuse avec nous comme un loup le ferait avec des proies.
— Il n’a jamais expliqué comment il était arrivé dans le jeu, fit Chloé, semblant soudain réaliser.
— Oui. Après avoir éliminé les flics, il a eu accès à nos dossiers à tous, dans la voiture, ce qui lui a permis d’en savoir davantage sur notre compte et sur Paranoïa . C’est un tueur, il souffre de graves problèmes psychiques, genre dédoublement de personnalité, mais il est aussi un véritable joueur, car rappelle-toi : les flics avaient parlé de joueurs assassinés, et le soi-disant Gygax faisait partie de leur groupe. Au cœur de Paranoïa , ce type est aussi à l’aise qu’un poisson dans l’eau.
Chloé réagit avec un décalage. Elle parla avec une voix éteinte :
— Et nous, on continue à jouer dans le vide, comme des moutons. C’est horrible. Plus personne ne contrôle rien, plus personne ne viendra nous chercher, alors qu’il y a un tueur parmi nous. Il faut avertir les autres et fiche le camp d’ici.
— Enfin tu es de mon côté, il était temps.
Ilan soupira.
— Mais cette histoire, c’est bien plus compliqué que ça. D’une part, il y a la présence de la carte de mon père, qu’Hadès m’a volée. C’est d’ailleurs Gygax en personne qui m’a aidé à résoudre une partie de l’énigme. Ce type est d’une intelligence remarquable.
— Sur quelle partie il t’a éclairé ?
Ilan sortit la carte de sa poche.
— Regarde : les codes d’en bas représentent en fait des couleurs qui, lorsqu’on les met dans le bon ordre, forment le mot « Jacob ».
— Jacob… répéta-t-elle en fixant attentivement le bas de la carte.
— Puis il y a ces gens qui m’ont drogué et enfermé dans le cabinet de dentiste, ceux qui détruisent ma mémoire et veulent voler mes souvenirs. Ça va au-delà du jeu, ils cherchent à accéder aux découvertes de mes parents. Je ne comprends pas d’où ils peuvent venir, c’est incohérent avec la présence du tueur entre ces murs.
— C’est incohérent oui, et donc, ce n’est pas réel.
— Chloé, tu ne vas pas…
— Attends, attends. D’accord, Mocky est mort, tu l’as vu dans la morgue et le tueur l’a ensuite déplacé. Il est probablement arrivé la même chose à Leprince. Je te crois à cent pour cent à présent : le tueur au tournevis, Lucas Chardon, a endossé l’identité de Vincent Gygax et s’en prend à nous, les uns après les autres. Mais pour ceux qui te torturent… Suppose qu’ils viennent simplement de ta tête. Tu les as peut-être imaginés avec une force telle que tu penses qu’ils sont réels.
— Je sais ce que j’ai vu.
— Un schizophrène sait aussi ce qu’il a vu. Je veux dire, tu n’as aucun moyen d’affirmer que ce que tu crois être la réalité est la réalité. Personne ne peut témoigner de ce qui t’est soi-disant arrivé, c’est ça le problème. Je crois qu’il y a le jeu, le tueur qui s’y est introduit, et tes hallucinations, sans aucun doute provoquées par tout ce stress et tout ce que tu as vécu depuis la mort de tes parents. Les trois s’entremêlent désormais.
Ilan ne voulait pas entrer de nouveau dans une interminable discussion qui les mènerait dans une impasse, ce n’était pas le moment. Il prit sur lui :
— Très bien, admettons, même si je sais que j’ai raison, admettons. Mais que dire de cette fille aux longs cheveux noirs, enfermée au troisième dans sa camisole ? Et ne me parle pas d’illusion, elle est aussi réelle que toi ou moi. Et puis Gygax, alias Lucas Chardon, a été interné dans cet hôpital psychiatrique, Chloé, dans la chambre 27 très exactement. La bible que j’ai trouvée dans un tiroir est à son nom, tu l’as bien vue. C’est de lui dont j’ai rêvé le fameux matin avant que tu viennes me voir. J’ai rêvé de cette chambre 27, de cet endroit.
— On en a déjà discuté et…
— Rappelle-toi, bon sang ! Dans le théâtre, au milieu du décor, Gygax pleurait ! Pourquoi, à ton avis ?
Elle réfléchit.
— Parce qu’il connaissait l’endroit… Parce que cette scène avec son vieux décor, ça lui a rappelé des souvenirs. À lui ou à l’une de ses personnalités.
— Exactement, répliqua Ilan. C’est aussi pour cette raison qu’il a brûlé la salle de thérapie par l’art. Imagine que des photos de lui se trouvaient à l’intérieur, parmi toutes celles qui étaient accrochées. Il arrache et brûle tout, histoire de se débarrasser des preuves.
— C’était donc bien lui que vous avez vu courir dans les couloirs, avec Mocky. Tu me crois à présent quand je te dis que Philoza est le pire des menteurs ? Ou quand je t’affirme qu’il n’y a pas de chien, dehors ?
Ilan lui accorda un regard tendre.
— Désolé de…
— C’est rien.
— Pour finir, Lucas Chardon a vraiment essayé de se pendre entre les murs de Swanessong. J’ignore quand et pourquoi, mais ça s’est produit et il a survécu. Et aujourd’hui, par le plus curieux des coups du destin, à cause de cette tempête, de cet accident, de notre présence à ce moment-là, il est de retour pour reproduire ses crimes passés : tuer des joueurs avec son tournevis. Que tu me croies ou non, c’est la vérité.
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