Et la fièvre… la fièvre, cette grosse pulsation qui s’acharnait sous son crâne, qui accélérait son rythme cardiaque et faisait craquer ses poumons. Il pria pour que les médicaments fassent rapidement leur effet.
Après cinq minutes, il atteignit le cul-de-sac où se trouvait l’argent. Ces dizaines de liasses qui attendaient preneur et sorties de nulle part. Dans son brouillard intérieur, Ilan se dit que toute cette histoire, cette quête imbécile n’avaient aucun sens. Que s’il voulait définitivement stopper cette folie qui les possédait tous petit à petit, il n’y avait qu’un seul moyen : anéantir leur raison de jouer.
Alors il leva sa barre de fer et cogna sur la vitre de toutes ses forces. Le choc manqua lui renvoyer son arme en pleine figure. Le Plexiglas avait vibré. Un éclat aussi minuscule qu’un impact de mouche en tachait désormais la surface. Ilan maudissait cet argent et tout ce qu’il avait engendré, il maudissait Hadès et ceux qui avaient fait de sa vie une illusion. Et il s’y remit, hurlant à chaque mouvement. La vitre tenait mais se fragilisait. Il mettait du temps à récupérer entre chaque coup, son palpitant tapait fort, mais il allait en venir à bout, c’était juste une question de temps.
— Encore une seule fois, Dedisset, et je te garantis que t’y passes.
Ilan se retourna, sur la défensive. Jablowski se tenait en face de lui, sa seringue à la main. Il la serrait comme on serre un couteau, prêt à frapper. Tous les autres candidats étaient derrière et Ilan décrypta, dans ce regard hybride propre à Chloé, un mélange de colère et de peur.
— T’as l’air de savoir planter une seringue, fit Ilan en rapprochant la barre de son corps.
— J’hésiterai pas une seconde. Laisse ce fric et tire-toi d’ici. Toi t’arrêtes peut-être mais, pour nous, le jeu continue.
Ilan essuya avec sa manche la sueur glacée qui dégoulinait dans ses yeux. Encore une fois, les visages, en face de lui, s’étirèrent et se rétractèrent, comme s’ils étaient en latex, tandis que les voix se distordaient et lui parvenaient au ralenti. Il se plaqua contre la vitre, à la limite de tomber. Le monde semblait se tordre, ramollir.
À ce moment précis, la sirène retentit, les néons crépitèrent. Ilan se laissa tomber au sol, les mains sur les oreilles, tandis que Jablowski lui arrachait son arme des mains et vociférait des propos qu’il ne comprenait plus. Chloé lui murmura quelque chose, lui passa une main dans la nuque et, une minute plus tard, il était seul, tremblant comme un chien, attendant que la crise passe.
Lorsqu’il retrouva ses esprits, il était 9 h 17. Ilan se releva, les mains plaquées sur ce mur dont le plâtre s’effritait entre ses doigts. Cet hôpital n’était pas juste un bâtiment abandonné, c’était une entité qui entrait en lui, qui cherchait à l’absorber, le posséder. Le jeune homme fut parcouru d’un frisson, il remonta la fermeture de son blouson jusqu’au cou et rebroussa chemin. Le cocktail médicamenteux semblait faire son effet, ça allait un peu mieux. Il marcha doucement et ne croisa strictement personne en se rendant devant l’escalier qui descendait vers la morgue. Et pourtant, ils étaient tous là, quelque part : les candidats, Hadès, le tueur au tournevis.
Ilan s’aventura dans les couloirs souterrains et remonta avec l’échelle posée près de la cuve à fioul. Elle mesurait six ou sept mètres. Puis il récupéra une autre barre de fer, lourde et solide, avant de sortir par la fenêtre à la grille arrachée.
Il neigeait toujours, mais de façon beaucoup moins violente. Le vent était tombé, les flocons semblaient plus épais, tels de gros morceaux de ouate. Le ciel avait une couleur qui tirait sur le mercure et était extrêmement bas. Chargé de son matériel, Ilan s’avança dans cette lande blanchâtre, tout en observant autour de lui cette enceinte qu’il pouvait enfin discerner. Les murs étaient hauts, mais il devait y avoir un moyen d’ouvrir une brèche, de rester en équilibre sur le rebord, de tirer l’échelle et de la basculer de l’autre côté. Une fois qu’il serait hors d’ici, il marcherait vers la vallée.
Aucune trace du chien, si bien qu’Ilan se demanda s’il avait vraiment existé, même si Gygax l’affirmait. Il songea aux Enfers, à Cerbère gardien de l’entrée. Cet endroit maléfique y ressemblait comme deux gouttes d’eau.
Il se retrouva rapidement côté façade arrière. Au-delà de l’enceinte, se dressaient d’autres murs, jaillis des entrailles de la terre : le granit, qui partait à l’assaut des cieux et se perdait dans les nuages. Les montagnes étaient vraiment toutes proches, oppressantes et muettes.
Ilan atteignit finalement la salle de surveillance. Il jeta un œil par la fenêtre. Elle n’avait pas entièrement brûlé, mais la plupart des écrans avaient explosé, le panneau de contrôle avait fondu et le sol n’était plus qu’une grosse boursouflure noirâtre.
Il recula de quelques pas. Toutes les lumières de la chauve-souris étaient allumées, rendant les pièces semblables, mais il connaissait la position exacte de celle où se trouvait la femme aux longs cheveux noirs et au visage griffé. Il positionna son échelle juste au-dessous. L’extrémité de celle-ci lui permettait à peine d’atteindre le deuxième étage. Il manquait trois mètres.
Il monta prudemment jusqu’à la fenêtre située sous celle qui l’intéressait. Ilan brisa la vitre avec sa barre, en équilibre, puis cogna sur la grille de toutes ses forces. Elle finit par céder après quelques suées, et Ilan put se laisser basculer à l’intérieur de la pièce.
Il s’agissait d’une vieille chambre de patient, cauchemardesque, glaciale. Il sortit rapidement de là pour se retrouver dans un couloir identique au leur, percé d’innombrables portes et beaucoup plus poussiéreux. C’était, à l’évidence, l’aile C pour les femmes, des patientes aux maladies psychiques graves. Restait à trouver l’escalier qui mènerait à l’étage du dessus, l’aile D.
Il s’orienta comme il l’aurait fait au rez-de-chaussée, avec la quasi-certitude que l’accès entre les étages se trouvait vers la droite. Il croisa des fauteuils roulants immobiles, des chariots plaqués contre des murs, les vestiges de ce qui avait été une vie de souffrance pour beaucoup de malades. Il aperçut une vieille pancarte qui indiquait « Pie-mère ». Ilan savait que ce terme désignait la troisième couche protectrice du cerveau. On s’approchait de l’organe central.
Au sol, dans la poussière, il remarqua des traces de pas, qu’il suivit. Elles pénétraient dans les pièces ouvertes, se chevauchaient, s’entremêlaient, indiquant que leur propriétaire tâtonnait. Elles menaient vers une salle d’eau restée en l’état, avec sa grosse tuyauterie, ses baignoires de torture. Ilan s’y invita par curiosité, et ici aussi, il était question de Hudson Reed. Il évita de justesse un clou qui dépassait d’un mur et s’arrêta net. Au bout de la pointe rouillée qui arrivait à peu près à hauteur de son abdomen, il y avait une petite tache rouge et sèche. Ilan toucha la substance du bout des doigts. Aucun doute possible, il s’agissait de sang. Quelques gouttes, d’ailleurs, s’étaient écrasées au sol, et ça paraissait plutôt récent. Le propriétaire des traces s’était blessé ici, au deuxième étage. Ça correspondait parfaitement à la blessure à l’avant-bras de Gygax. Il était donc venu ici.
Ilan marcha encore, jusqu’à apercevoir le grand hall et sa cage d’escalier protégée par des grilles. Il frappa de toutes ses forces mais cette fois la structure était bien trop solide, les mailles trop épaisses se déformaient à peine. Après dix minutes d’effort, il se résigna : jamais il n’arriverait à monter au troisième étage de cette façon. Il s’agenouilla, observa, les yeux plissés, de l’autre côté de la grille : les traces de pas étaient encore là. Quelqu’un avait la clé, quelqu’un avait eu accès au dernier étage, celui où la femme était enfermée.
Читать дальше