Ilan venait sans aucun doute de découvrir la pièce allumée au troisième étage, à peu près à la verticale de celle où il se trouvait.
Bouleversé, il entra le nombre 60 avec le clavier numérique et actionna délicatement la manette. À droite, il vit une porte blanche, incrustée dans un mur blanc lui aussi. D’ailleurs, tous les murs étaient blancs et semblaient rembourrés. Ilan orienta l’œil électronique vers la gauche et découvrit l’existence, encore une fois, d’une fenêtre protégée par une grille. Sauf qu’elle se situait en hauteur, hors d’atteinte pour la personne enfermée. Il zooma et aperçut les flocons de neige qui venaient heurter la vitre.
Ilan se pinça le haut du nez, essayant de réfléchir, tandis que le vent continuait à jouer son étrange partition, vibrant contre les murs, agitant les pans des rideaux. Qui pouvait être cette femme ? Curieusement, à ce moment-là, une seule identité lui traversa l’esprit : C. J. Lorrain, internée à l’âge de vingt ans, cette fille qui prétendait avoir été violée alors qu’elle était vierge. Celle qui, comme Gygax, développait des personnalités multiples. Elle aussi était extrêmement maigre, d’après le rapport lu par Mocky. Et elle aussi avait de longs cheveux noirs.
C’est stupide, c’était il y a plus de quinze ans. Ça n’a aucun sens.
Face à l’incompréhensible, Ilan n’eut d’autre choix que d’en revenir à la théorie du jeu : un rapport bidon sur C. J. Lorrain que Mocky lui aurait lu alors qu’ils étaient tous deux dans un bureau. De prochains objectifs, qui auraient mené à cette « actrice » enfermée. Peut-être avait-elle pour mission de lui remettre une autre clé, qui mènerait vers un autre objectif… Et ainsi de suite.
Et si les candidats avaient raison ? Si tout n’était que fiction ? Et si cette femme était juste un pion de Paranoïa ?
Ilan ne voulut pas y croire. Il se raccrocha aux actions de Gygax, à ces photos qu’il avait brûlées dans la salle de thérapie par l’art. Au chien qu’il avait décrit. Aux téléphones portables détruits dans la neige.
Lorsqu’il rouvrit les yeux, Ilan eut un mouvement de recul. La femme était debout, elle se tenait sous la caméra et la fixait sans bouger. Son visage était lardé de griffures, dont certaines semblaient avoir creusé des sillons allant du front au menton. C’était comme si la prisonnière avait cherché à creuser à l’intérieur d’elle-même avec ses doigts, ses ongles, jusqu’à détruire son visage tout en os. La camisole était là pour éviter qu’elle ne se mutile davantage, nul doute possible.
Si elle était réellement folle, d’où sortait-elle ? L’avait-on enlevée ? Mais pourquoi ?
Ou alors, juste du maquillage…
La patiente tourna la tête à droite, à gauche, les dents jaunes et bien visibles. Ses yeux étaient aussi noirs que des fonds de puits et encadrés de rides marquées. Impossible de définir précisément son âge. Quarante, cinquante ans ? Un squelette habillé, au visage qui paraissait avoir aspiré la mort. Elle cracha en direction de l’objectif, le manqua et retourna s’asseoir dans la même position fœtale. Elle paraissait faible, à bout de forces. Elle n’existait plus.
Ilan n’y comprenait plus rien. Cette femme, il avait l’impression de l’avoir déjà vue quelque part, mais il était incapable de se rappeler où. Faisait-elle partie de son passé ? La connaissait-il avant qu’on lui brûle la mémoire ? Qui était-elle ? Qu’est-ce qu’elle fichait dans cet hôpital désaffecté ?
Une actrice de Paranoïa … Il n’y a aucune autre explication.
Avec la manette, il zooma vers la créature. Les réglages des optiques devaient faire du bruit puisqu’elle fit émerger son œil du creux de son épaule, sans dévoiler le reste du visage. Une pupille brillante, injectée de haine. Ilan en frissonna derrière son pupitre. Elle ne pouvait qu’avoir la folie à fleur de peau pour lancer un regard aussi froid et meurtrier.
Ilan remarqua, dans un coin de l’image, de petites taches noires, sur le mur derrière la zombie. Cela ressemblait à des mots écrits. Il zooma au maximum mais la patiente se décala doucement et l’empêcha de voir.
— Bouge, murmura-t-il avec nervosité. Bouge, s’il te plaît. Qu’est-ce qu’on a écrit, là-derrière ?
Il décala la caméra sur la droite et distingua de nouveau ces nuages d’encre. Cette fois, il put lire distinctement ce mot, ce même mot répété des centaines de fois, partout, sur chaque mur de la cellule.
Ce mot, c’était Jacob .
Jacob, Jacob, Jacob … noté de manière obsessionnelle sur la mousse des murs, jusqu’à la noircir, d’une écriture précise, presque chirurgicale. Lettres bien formées, régulières. Ilan naviguait de choc en choc, d’horreur en horreur et, pourtant, il avait l’impression de progresser. De se rapprocher d’une vérité qui se révélait d’ores et déjà ignoble.
Quelqu’un, au fond de lui-même, connaissait cette femme. Et cette femme connaissait Jacob. Et Jacob connaissait le secret de son père. C’était fou, dingue, dénué de sens. Mais c’était la voie qu’il devait emprunter pour accéder aux ténèbres de sa mémoire, il le savait. Peut-être Hadès l’attendait-il au bout du chemin, peut-être avait-il prévu tout cela, mais au moins, Ilan aurait la réponse à ses questions. Il saurait qui il était réellement.
Il se rappela l’échelle dans l’une des pièces de la morgue, là où il y avait la cuve de fioul. Demain, quand la lumière serait revenue, il l’utiliserait et monterait là-haut. Elle n’était probablement pas assez haute, mais il pourrait sans doute atteindre le deuxième étage sans difficulté. Il se débrouillerait ensuite, même s’il fallait défoncer des grilles et des vitres à coups de barre de fer pour gagner la chambre de cette femme.
Mais qu’est-ce qu’une échelle fichait dans des sous-sols, proche d’une cuve à fioul ? Il fallait peut-être trouver l’échelle pour ensuite l’utiliser, comme dans… un jeu.
À ce moment précis, il détourna la tête vers l’un des écrans du haut, un peu vers la gauche. Son œil avait été attiré par quelque chose, un mouvement peut-être, ou une lueur. Il scruta les nuages de pixels attentivement, mais ils restaient noirs. Il allait baisser les yeux lorsqu’il aperçut un cercle de lumière, au bas de l’écran 27.
Quelqu’un se déplaçait dans le noir avec une torche puissante.
Le cercle aveuglant disparut du 27, pour réapparaître quelques secondes plus tard sur le 26. L’individu semblait marcher rapidement. Les nerfs à vif, Ilan observait chaque recoin de l’image à la recherche d’un indice, mais il n’y voyait strictement rien, hormis le sol ou les murs que le faisceau de la lampe éclairait. Très vite, la panique l’étrangla : et s’il s’agissait de l’assassin qui s’apprêtait à commettre un nouveau crime ? Il allait entrer dans une chambre, peut-être celle de Chloé, et…
Écran 22, 21… l’individu progressait encore. Ilan aperçut furtivement une main tourner une clé dans une grille, il vit un énorme trousseau s’agiter au bout d’une serrure. L’individu qui se déplaçait comme un fantôme avait toutes les clés du jeu, il pouvait évoluer n’importe où dans cet hôpital, monter dans les étages, entrer dans les chambres… Un véritable maître des clés. Qui était-il ? Hadès ? Le tueur au tournevis ?
Écran 4. Une autre grille.
Et un bruit qui résonne, quelque part, de l’autre côté de la porte à gauche d’Ilan.
Le jeune homme sentit une grosse décharge d’adrénaline envahir son corps. L’individu n’allait pas en direction des chambres, il se rapprochait de la salle de contrôle.
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