Ilan fixa Chloé.
— Ce n’est pas tout, fit-il. Nos téléphones portables étaient détruits, la clé de contact était volontairement cassée dans le Neiman. Les menottes du prisonnier étaient ouvertes, posées au sol dans la voiture.
— Bien en évidence, je suppose ? fit Fée.
Ilan ne l’écoutait pas.
— Il a dû tuer les policiers et maintenant il rôde ici, entre ces murs. Peut-être même qu’il a tué Hadès et ceux qui bossent avec lui.
Ilan se heurta à une rangée de regards hostiles.
— Y en a marre de ses délires, ajouta Fée. Je retourne dans ma chambre, je suis claquée.
— Ce n’est pas un délire ! C’est la vérité !
— Évidemment… Et à supposer que ce soit vrai, qui te dit que ce ne sont pas des mises en scène du jeu ? S’il n’y a plus aucune voiture dehors, tu ne crois pas que c’est fait exprès ? Nous, on pense qu’on est piégés et abandonnés dans cet hôpital, mais cet isolement est juste un des éléments stressants du jeu. Ce jeu, il s’appelle Paranoïa , Dedisset. Paranoïa , tu te rappelles son slogan ?
Ilan fouilla dans la poche de son blouson et brandit une feuille.
— Et ça, c’est du délire ? Elle était dans la voiture, parmi les dossiers personnels que s’est constitués Hadès sur chacun d’entre nous.
La feuille circula entre les mains des différents candidats.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Philoza, tandis que Gygax s’emparait du dessin et le considérait avec attention.
— Une carte dessinée par son père, censée révéler un endroit où se trouvent des recherches sur la mémoire d’une importance capitale, dit Chloé en s’approchant de Gygax. Des recherches à ne pas laisser entre toutes les mains. Ses parents étaient des scientifiques réputés.
— Étaient ?
— Ils sont morts durant une tempête en mer il y a deux ans. Ilan pense qu’ils ont été assassinés, et que leur disparition aurait un rapport avec leurs recherches.
— Désolé, mec, fit Jablowski, c’est triste. Et tu n’as jamais pu résoudre l’énigme ?
Chloé arracha la carte des mains de Gygax, qui promenait ses doigts sur les chiffres du bas.
— Non, on n’a jamais réussi, fit-elle en vérifiant l’authenticité du dessin.
Ilan s’était redressé. Le feu, au sol, terminait de se consumer, tandis que les flammes de la torche commençaient à se faire timides.
— Quelques jours avant d’arriver ici, cette carte, qui était soigneusement cachée dans la maison d’Ilan, a mystérieusement disparu, expliqua Chloé. Ilan a alors prétendu qu’on la lui avait volée.
Ilan récupéra la feuille, les sourcils froncés.
— Prétendu ? répéta-t-il en la fixant durement.
Cette fois, Chloé ne se déroba pas. Elle affronta son regard sans ciller.
— Prétendu , oui. Cette carte, je crois qu’elle a toujours été dans la poche de ton blouson. Que c’est toi-même qui l’as fourrée là sans t’en rendre compte. Pourquoi aucune de tes serrures n’avait été forcée ? Parce que jamais personne n’est entré. Tu as réussi à te persuader que quelqu’un était venu chez toi pour dérober la carte, tu t’es inventé une histoire. Et aujourd’hui, tu continues à t’enfoncer dans ton scénario.
— C’est toi qui me dis ça ? Toi qui as été en hôpital psychiatrique pour dépression ? Toi qui as peut-être collé des croix mortuaires sur la porte de ton appartement ?
Elle le fusilla du regard.
Fée semblait jouir de la situation, un sale petit sourire naissait au coin de ses lèvres. Elle agita la torche.
— Maintenant que les choses sont claires au sujet de Dedisset et qu’on a perdu tout ce temps pour rien, on peut rentrer ? Je veux être en forme pour demain.
Elle se mit en route, suivie par les autres, qui dardèrent sur Ilan un regard peiné. Très vite, l’obscurité descendit sur le jeune homme. Il ne voulait pas rester là, seul dans le noir et le froid. Alors il les suivit, tout en gardant ses distances. Ils étaient tous ligués contre lui. Tous des menteurs. Et s’ils étaient dans le coup, eux aussi ? Et s’ils étaient juste des acteurs, des silhouettes en carton-pâte employées pour extraire la vérité de son crâne ?
Ilan ne savait plus distinguer le vrai du faux, la vérité du mensonge. Et il n’avait plus confiance en personne, pas même en Chloé. Il eut mal au plus profond de son cœur.
À chacun de ses pas, les ténèbres se refermaient derrière lui, comme si l’hôpital cherchait à l’avaler. Il marcha plus vite, la gorge nouée par une peur qui ne le quittait plus.
Il savait qu’une nouvelle nuit en enfer l’attendait.
La douche et l’eau brûlante, comme une purge censée chasser toute la crasse dans son esprit.
Ça faisait plus d’une heure qu’Ilan s’était enfermé dans sa cabine, qu’il laissait le liquide lui fouetter la peau, que la vapeur dansait autour de lui et rendait sa respiration difficile. Son gros bâton était là, appuyé contre le mur, fidèle compagnon dont il ne se séparerait plus.
On était venu chercher Mocky et Leprince, on les avait cueillis dans leurs chambres, sans doute dans leur sommeil, au nez et à la barbe de tous.
Mais lui, le Croquemitaine ne l’aurait pas.
Il aperçut soudain deux pieds nus, dont les orteils dépassaient sous la paroi de droite. Il ferma brusquement les robinets et s’empara de son bâton. L’eau coulait bruyamment dans la douche voisine.
— Qui est là ?
— Le chien existe, Dedisset.
La voix murmurait, à peine audible à cause du fracas de l’eau sur le carrelage. Les lèvres devaient être plaquées contre la paroi.
— Il existe. Je l’ai vu dans l’après-midi, par une fenêtre de l’étage.
Ilan connaissait cette voix.
— Gygax ?
— Chut, taisez-vous ! Ils vont nous entendre. Continuez à faire couler de l’eau, comme si de rien n’était.
C’était bien lui. Ilan obtempéra, de l’eau tiède dévalait à présent sur ses épaules. Il se rapprocha de l’endroit où se trouvaient les deux pieds, qui se dandinaient doucement.
— Le chien était marron et noir, les poils ras, avec une grande gueule carrée, poursuivit le propriétaire des pieds.
Ilan ne se rappelait pas avoir donné de description du chien qui avait surgi à la fenêtre du break. Gygax l’avait vraiment vu, l’apparition de l’animal n’était pas qu’un tour de son esprit.
— C’est ça, répliqua-t-il, à demi rassuré. Poils ras, marron et noir. Mais Jablowski a raison : pourquoi il ne m’a pas attaqué lorsque je suis sorti ? Et pourquoi il ne les a pas attaqués eux ?
— Un chien parfaitement dressé peut agir de la sorte. Traquer sans attaquer. Vous effrayer puis brusquement disparaître, appelé par un sifflet à ultrasons par exemple.
Ilan réfléchit quelques secondes.
— Ce qui signifie que quelqu’un lui donnait des ordres ?
— Ça reste dans le domaine du possible. J’ignore ce qu’ils nous veulent, pourquoi ils nous font ça. Mais vous comme moi, on n’est pas fous, Dedisset, ils essaient juste de nous le faire croire. De dissiper les limites entre la fiction et la réalité pour nous transformer en espèces de zombie incapables de discerner les frontières du réel. Ils prennent le prétexte du jeu pour nous embrouiller. Qu’est-ce qui vous dit qu’ils ne droguent pas votre nourriture ? Ils sont tous de connivence.
Ilan était surpris de la clarté des propos de Gygax, lui qui ne parlait jamais. Il avait probablement face à lui le Gygax intelligent.
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