— Tous de connivence ? De la drogue dans la nourriture ? Non, non, ça me paraît insensé. Comment tu peux le savoir ?
— J’observe, je déduis. Je mange toujours des produits que je sélectionne par moi-même, mais vous ? Les pâtes étaient bonnes ? Philoza est très sympathique de faire chaque jour les repas pour tout le monde, vous ne trouvez pas ? N’avez-vous pas la tête qui tourne un peu après chaque repas ?
Plus Ilan réfléchissait, plus il lui semblait que Gygax avait peut-être raison. Il se rappelait ces visages qui se déformaient, après son repas. Et son mal de crâne.
— Qu’est-ce que vous croyez ? poursuivit Gygax. Que le type aux lunettes carrées est un arriéré mental ? Qu’il est arrivé ici et premier par hasard ?
— Et qu’est-ce qui me dit que ce n’est pas toi qui essaies de me manipuler ? répliqua Ilan. Pourquoi tu ne mentirais pas, toi aussi ?
— Pourquoi je mentirais ? Dans tous les cas, gardez surtout vos découvertes pour vous et faites-nous sortir tous les deux d’ici dès que possible.
— Des découvertes ? Quelles découvertes ?
— Celles qui se cachent dans la lumière.
— La lumière ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
Ilan perçut un bruit régulier contre la cloison. Boum, boum, boum. Gygax devait se cogner le front doucement.
— Ça ne va pas ? demanda Ilan.
Les coups s’arrêtèrent soudain. Puis la voix de Gygax revint :
— Cette conversation n’a jamais eu lieu, d’accord ?
— Réponds : c’est quoi, cette histoire de lumière ?
— N’ayez confiance en personne. Surtout pas en elle .
— Qui, elle ? Chloé ?
— Elle cache bien son jeu…
Ilan réfléchit aussi vite qu’il put. Gygax était là, juste à côté. C’était le moment d’essayer de creuser davantage. Alors il se lança :
— Je sais que tu as brûlé toutes les photos de la salle de thérapie par l’art. Je sais que, d’une façon ou d’une autre, tu as un rapport avec cet hôpital. Est-ce que tu as déjà été patient ici ? Est-ce que l’identité de Lucas Chardon ou de C. J. Lorrain te dit quelque chose ? Cette dernière souffrait de dédoublement de personnalité…
Ilan attendit des réponses à ses questions, mais elles ne vinrent pas. Il baissa les yeux pour s’apercevoir que les pieds avaient disparu. Il ouvrit sa porte et vit Gygax courir, complètement nu. Il bifurqua dans le couloir et, quelques secondes plus tard, Ilan entendit sa porte claquer.
L’eau coulait encore dans la douche voisine. Ilan ferma les robinets et regagna son propre compartiment afin de se rhabiller, complètement retourné par les paroles de Gygax.
Une conspiration, menée contre lui… De la nourriture droguée… L’individu aux lunettes carrées allait trop loin, il alternait des phases de lucidité et de délire.
Une fois vêtu d’une tenue propre de patient — ses habits civils étaient encore humides —, il regagna le couloir. Il était presque 22 h 30, les portes des chambres étaient toutes fermées. Ça gémissait dans celle de Fée, elle et Jablowski avaient l’air de bosser dur. Ilan s’approcha de la pièce de Gygax et frappa doucement, bien décidé à éclaircir certains points de leur conversation. Il entendit encore une fois les coups réguliers d’un crâne butant contre quelque chose de dur. Alors il tourna la poignée, mais la porte était verrouillée.
— Ouvre, bon sang, murmura-t-il. Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez toi ?
— Va te faire foutre !
Puis plus rien. Ilan comprit que Gygax délirait, qu’un autre lui, celui qui insultait et tutoyait, faisait peut-être surface et l’enfonçait de nouveau dans son mutisme. Quoi qu’il fasse ou dise, Ilan savait que leur dialogue sous la douche n’aurait jamais existé.
Il sortit sa clé, ouvrit sa propre chambre, alluma, et referma à double tour derrière lui.
Un morceau de plan déchiré avait été glissé sous sa porte. Ilan le ramassa, intrigué, et le retourna finalement, côté verso. Au milieu du papier, il y avait le dessin grossier d’un arc-en-ciel, réalisé à la va-vite au crayon à papier. Et juste dessous, étaient recopiés exactement les nombres indiqués sur la carte de son père : 470, 485, 490, 580, 600. Ils étaient disposés dans le même ordre.
Ilan posa le papier à côté de l’original déplié sur son lit. Avec ce qui venait de se passer dans les douches, il ne voyait qu’une seule personne capable d’avoir réalisé cette esquisse : l’énigmatique Gygax. Ce drôle de bonhomme n’avait eu le papier original en main qu’une dizaine de secondes, mais il avait peut-être résolu une partie du puzzle.
Quel pouvait être le rapport entre l’arc-en-ciel et les numéros ? Alors qu’Ilan réfléchissait, qu’il cherchait le lien, une phrase que Gygax avait prononcée dans la douche lui revint soudain en tête : les découvertes se cachent dans la lumière .
La lumière.
— Ce ne serait quand même pas… murmura-t-il à voix basse.
L’excitation le gagna très vite. Il s’empara de son stylo et écrivit, comme s’il avait peur d’oublier : des longueurs d’onde ! ! !
Son père avait été un chercheur et, logiquement, il avait parsemé son énigme de ce qu’il aimait par-dessus tout : la science. Comment Ilan n’y avait-il pas pensé avant ? Ses cours de physique lui revinrent en mémoire avec une grande précision. La lumière visible était composée d’un ensemble de longueurs d’onde que l’œil était capable de distinguer, et qui s’étalaient de 380 à 780 milliardièmes de mètres. Lorsque cette lumière passait dans un prisme formé par des gouttes d’eau par exemple, alors elle ressortait sous forme de bandes colorées, chaque bande correspondant à une longueur d’onde bien précise : le fameux arc-en-ciel. Ainsi, d’un point de vue purement physique, le jaune correspondait à une longueur d’onde située entre 578 et 592 milliardième de mètre, ou nanomètre.
Ilan observait les numéros au bas de la carte. Un nombre collait parfaitement à la couleur jaune : 580 nanomètres.
Les étranges nombres cachaient en réalité des couleurs.
Ilan avait peut-être la mémoire en morceaux, mais il se rappelait parfaitement ses cours sur la lumière et les longueurs d’ondes associées aux couleurs de l’arc-en-ciel. Avec attention, il nota les couleurs de cet arc-en-ciel un peu particulier dessiné par son père : bleu, deux nuances de bleu qui restaient à définir (dont l’une d’elles était peut-être du cyan), jaune, orange. Ilan savait que le bleu correspondait à la longueur d’onde de 470 nanomètres, le orange à 600 et le jaune à 580.
Il écrivit sur le morceau de plan de Gygax :
470 → Bleu
485 → Nuance de bleu (ciel, roi, azur ?)
490 → Nuance de bleu (cyan ?)
580 → Jaune
600 → Orange
Ilan fit un bilan : son père avait donc noté des nombres pour dissimuler des noms de couleurs en rapport avec l’arc-en-ciel particulier qu’il avait dessiné. Il se souvint du Ilan intérieur qui avait changé l’ordre des numéros. De ce fait, il refit son petit tableau en tenant compte de ses souvenirs :
580 → Jaune
485 → Nuance de bleu (ciel, roi, azur ?)
490 → Nuance de bleu (cyan ?)
600 → Orange
470 → Bleu
Puis, réfléchissant encore, utilisant l’indice délivré par la majuscule de « Chaos », il prit la première lettre associée à chaque couleur et les mit bout à bout :
J _ C O B
Dès lors, la dernière couleur manquante lui sauta aux yeux. C’était l’azur.
Ilan eut un long soupir de satisfaction : le code caché derrière cette suite de nombre était JACOB.
Il ne se trouva pas, finalement, beaucoup plus avancé. Il ne connaissait pas de Jacob, de près comme de loin. Une connaissance de ses parents à contacter ? Un lieu particulier ? Les significations pouvaient être tellement nombreuses. Et, au final, il n’avait toujours pas élucidé la présence de ces H mystérieux, devant chaque nombre désormais transformé en lettre.
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