Pour couronner le tout, la clé de voiture était cassée dans le Neiman, juste à ras. Il râla à voix haute, il fit plusieurs tentatives infructueuses pour ôter le morceau métallique de son logement, ce qui se révéla impossible à moins de posséder une petite pince.
Ilan comprit qu’il n’arriverait jamais à démarrer et à sortir de l’enceinte. Le tueur avait tout fait pour les retenir dans ce cauchemar.
Il promena son regard sur les feuilles dispersées un peu partout. Elles avaient été sorties de leurs enveloppes, lues, puis avaient été déchirées ou roulées en boule. Très vite, il se rendit compte qu’il s’agissait d’informations les concernant, eux, les candidats. Photos, adresses, qualités, défauts, manière dont ils étaient entrés dans le jeu. Alors que des tourbillons de papier et de neige s’entremêlaient, Ilan vit le nom de Mocky, de Leprince, avant que ceux-ci soient emportés par un appel d’air. Il se pencha pour fouiller davantage, et là, au sol, proche des pédales, côté conducteur, il découvrit un dessin qu’il connaissait par cœur : la carte codée de son père.
Il ôta son gant avec ses dents et la prit d’une main tremblante. C’était bien elle, l’originale en couleurs, celle qu’on lui avait dérobée.
Tout s’accéléra alors dans sa tête. Hadès était donc le voleur. Ce fichu menteur avait cherché à percer le mystère de la carte et il était sans doute avec ceux qui le torturaient. Paranoïa n’était qu’une vaste mascarade pour accéder aux secrets de son père.
Secrets enfouis quelque part en lui, Ilan le savait à présent.
Mais il y avait quelque chose que le jeune homme ne comprenait pas : tout indiquait que le tueur au tournevis avait réussi à s’échapper de ce véhicule, qu’il s’était réfugié dans l’hôpital, qu’il avait tué Mocky et peut-être bien Leprince. Mais où étaient les deux flics qui l’accompagnaient ? Morts et recouverts par la neige quelque part dans ces montagnes ? Pourquoi Hadès ne donnait-il pas l’alerte ? Et s’il avait été liquidé, lui aussi ? Mais dans ce cas, qui étaient ceux qui l’avaient drogué dans le cabinet de dentiste et qui cherchaient à aspirer ses souvenirs ?
Sur ces interrogations, Ilan plia la carte méticuleusement et la fourra dans une poche de son blouson.
Ce fut alors que l’odeur de brûlé arriva. Piquante comme du poivre. Une lanière s’était décrochée et faisait flamber les papiers sur son siège. Ilan tenta d’éteindre, en vain. Le feu rageur, gorgé d’oxygène, excité par le vent, dévorait déjà les enveloppes et les autres feuilles. Ilan se jeta côté conducteur et déverrouilla la portière quand un chien énorme, marron et noir, vint écraser ses crocs contre la vitre en aboyant. Ilan fit un bond en arrière en hurlant. Complètement paniqué, il passa au-dessus des sièges, se cognant, criant comme un fou. Il se retrouva acculé au fond, là où il s’était installé avec Chloé trois jours plus tôt. Ses ongles étaient enfoncés dans le cuir du siège.
Avec le vent, la fumée noire refoulait vers l’intérieur, des papillons enflammés dansaient et tourbillonnaient. Cette fois, Ilan restait figé, incapable de réagir. Aucun muscle ne lui obéissait. Ses yeux roulaient d’une fenêtre à l’autre.
Le chien était là, quelque part, et il allait encore surgir.
Les flammes l’agressaient, des panaches de fumée lui envahissaient les poumons jusqu’à le shooter. Il s’étouffa dans ses sécrétions, les mains autour de sa gorge, les yeux révulsés. Et chaque fois qu’il voulait reprendre son souffle, c’était une gorgée de dioxyde de carbone qu’il avalait.
S’il restait ici, il allait mourir asphyxié puis carbonisé. La tête lui tournait.
Dans un dernier effort, il se hissa jusqu’à la portière arrière gauche et l’ouvrit avec précaution. Son corps tout entier roula et s’effondra dans la neige. À ce moment, il sut qu’il allait mourir, dévoré par le chien.
Il ignora combien de temps passa avant qu’une force le décolle du sol et lui mette une baffe monumentale.
— Tu m’entends, Dedisset ? Qu’est-ce que t’as foutu, bordel ?
— Il est mal en point. Ramenons-le à l’intérieur avant qu’il gèle complètement.
Dans son flou comateux, Ilan reconnut ces deux voix.
C’étaient celles de Chloé et de Jablowski.
Ilan s’était senti bercé, comme s’il somnolait sur le pont d’un navire. Le froid lui engourdissait les extrémités et le visage. Lorsqu’il ouvrit les yeux, son corps tout entier basculait par la fenêtre brisée d’où il était sorti une demi-heure plus tôt. Philoza le tirait à l’intérieur de la pièce éclairée par du bois et du tissu qui brûlaient au sol. Derrière, Chloé et Jablowski haletaient, les sourcils blancs, les joues cramoisies.
— T’es lourd comme un poêle en fonte, Dedisset, fit le grand brun en reprenant son souffle.
Une fois à l’intérieur, il tendit la torche à Fée afin de pouvoir mieux récupérer. Philoza ôta le blouson d’Ilan, ses gants, sa capuche, et l’aida à s’asseoir contre un mur. Le rescapé reprenait progressivement ses esprits. Il souffla dans ses mains, tout tremblant, et les rapprocha du feu improvisé. Son nez gouttait.
— Que s’est-il passé ? demanda Fée à Jablowski.
— On ne sait pas trop. Il a mis le feu à la seule bagnole qui restait. On l’a retrouvé allongé dans la neige et on a ramé comme des fous pour revenir ici.
Il frotta ses cheveux et ses vêtements, de manière à en décrocher les flocons.
— Et maintenant, tu nous expliques ce beau bordel, Dedisset ?
— C’est… ce chien, dit Ilan d’une voix encore faible. Il m’a tétanisé. J’ai eu peur de sortir de la voiture et j’ai mis le feu à l’intérieur par accident, avec ma torche. J’ai dû m’asphyxier et finir par sortir, je ne me souviens plus bien.
Chloé s’approcha et s’accroupit devant lui, l’air grave.
— Il n’y avait pas de chien, Ilan. On n’a rien vu, rien entendu. Aucune trace de pattes dans la neige.
Le jeune homme secoua la tête.
— Si, je l’ai vu. Il a surgi contre la vitre côté conducteur, m’empêchant de quitter la voiture. Je l’ai vu comme je te vois, toi. Pourquoi tu me mens ? Pourquoi vous mentez ?
Derrière, Gygax allait et venait nerveusement, il se mordillait le bout des doigts, les yeux rivés au sol, mais lançant de temps en temps un regard inquiet.
— On ne te ment pas, appuya Jablowski. Ce n’est pas nous qui avons mis le feu à la seule voiture qui aurait pu nous permettre de sortir d’ici.
— T’es qu’un…
— Il n’y avait pas de chien, OK ? Sinon, tu ne crois pas qu’il nous aurait mis en pièces après t’avoir bouffé toi ? C’est toi qui délires.
Ilan était perdu, Jablowski avait raison. Peut-être qu’il débloquait complètement, qu’il commençait à avoir des hallucinations à cause de ces fichus produits qui devaient encore traîner dans son organisme. Il se rappela les dates de mort, sur les stèles. Un délire, là aussi ? Il évita d’en parler, comme il évita de parler des deux pièces allumées — une au rez-de-chaussée, l’autre au troisième — qu’il avait aperçues à l’extrémité de l’aile droite.
— Très bien, admettons, concéda-t-il. Mais chien ou pas, on est enfermés dans cette enceinte. Des cadenas bloquent le portail.
— Normal, personne ne doit entrer ici pendant la partie, je présume, intervint Philoza. Je ne vois pas là de quoi s’inquiéter.
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