— Il y a aussi les chiens, assena Chloé. Ces gros chiens qui gardent l’enceinte et dont Hadès a parlé.
Ilan tressaillit. Évidemment, il avait songé aux chiens, ils occupaient même ses pensées plus que tout le reste. Il quitta la table et alla poser son assiette et ses couverts dans l’évier.
— Je sais. Mais sans doute que ces chiens n’existent pas. Sans doute s’agit-il encore d’un stratagème d’Hadès pour nous empêcher de fiche le camp d’ici.
— Je pense qu’ils existent, surenchérit Jablowski, qui avait repéré une faille. De bons gros chiens, genre dobermans ou beaucerons.
— Ferme-la !
— Quand ils te mordent, ceux-là, ils ne lâchent plus.
— Et si tu fais une chose pareille, je t’en voudrai, ajouta Chloé. Tu sais qu’il me faut cet argent. Paranoïa , c’est deux ans de ma vie.
Il n’y avait pas que Chloé qui le menaçait, il s’était également mis à dos tous les candidats, sauf Gygax, qui se contentait de croquer dans ses carottes crues, les yeux mi-clos derrière ses lunettes carrées. Chacun essayait de le convaincre de rester, en vain. De colère, Jablowski avait fait voler une assiette d’un revers de main, ce qui n’impressionna pas Ilan.
— S’ils ne veulent pas me laisser sortir, ils n’ont qu’à se montrer, répétait-il en fixant la caméra. Se montrer et m’expliquer. Pourquoi ne réagissent-ils pas, à votre avis ? Mocky est mort. Je sais ce que j’ai vu.
Après avoir avalé son repas, il se releva, et la tête lui tourna un peu. À un moment, pendant une fraction de seconde peut-être, il eut l’impression que le visage de Gygax s’était déformé avant de retrouver sa raideur. Il craignit une crise et s’activa. Il se constitua une nouvelle torche avec des lanières taillées dans un drap, imbibées de graisse végétale, solidement enroulées et nouées avec du fil de fer autour d’un pied de chaise cassé. À proximité, le ton montait, personne ne voulant le laisser partir mais aucun ne s’interposant non plus physiquement à son départ.
— Et tu feras comment si ta torche s’éteint dans la tempête ? dit Fée.
— Elle ne s’éteindra pas.
— Et les chiens ?
— Il n’y a pas de chiens.
Chloé allait et venait, anxieuse. Elle se mordait le bout des doigts. Ilan n’alluma pas encore sa torche, il la garda avec lui et retourna dans sa chambre afin de remettre ses habits civils. Il termina par ses chaussures de randonnée et son gros blouson, qu’il boutonna jusqu’au cou. Puis il enfila ses gants.
Au seuil de sa porte, il jeta un œil vers les extrémités noires du couloir. Un tueur se tapissait là-dedans, peut-être les observait-il en ce moment même. Ilan retourna dans la cuisine. À sa grande surprise, Chloé était en train de fabriquer une torche identique à la sienne.
— Pas question que je parte avec toi, grogna-t-elle, mais je veux juste savoir si… (elle hésita) si tu vas réussir à trouver une voiture et à sortir d’ici. Par pitié, Ilan, si tu n’as pas de véhicule, reviens dans l’hôpital, OK ? Ce serait de la folie de t’aventurer dans ces montagnes à pied. Il fait nuit, les températures sont très basses, et avec toute cette neige…
Ilan se contenta d’acquiescer froidement et l’aida à finir sa torche avant de l’embraser. Il serra la sienne dans son poing. Gygax se décolla de sa chaise et se joignit à eux.
— Je viens voir, se contenta-t-il de dire.
— Faut toujours que tu viennes voir, lui fit remarquer Ilan. T’es toujours à me coller aux baskets. Qu’est-ce que tu cherches exactement ?
Comme à son habitude, Gygax ne répondit pas. Lorsque Ilan se mit en route, tous le suivaient finalement, et tout le monde avait enfilé son blouson pour affronter le froid des couloirs et voir s’il réussirait à sortir. Personne n’avait envie de rester seul dans la cuisine ou les douches.
Les uns derrière les autres, ils atteignirent la grande entrée. Les flammes projetaient une lumière timide autour d’eux, insuffisante pour éclairer l’ensemble de leur espace, si bien que l’obscurité donnait l’impression de grignoter petit à petit leur territoire. Le vent qui s’engouffrait quelque part sifflait et faisait bruire le feu. Jablowski arracha la torche des mains de Chloé.
— Donne-moi ça. Je suis plus grand, j’éclaire plus haut.
— Prétexte à la con. T’as les boules ?
— Ça va pas la tête ?
Ils continuèrent leur progression jusqu’aux premiers bureaux de la partie administrative, au rez-de-chaussée. Il y avait des grilles à chaque fenêtre et Ilan avait beau forcer, même aidé d’une tige de métal en guise de levier, rien ne bougeait. Cependant, son acharnement fut récompensé dans la sixième pièce qu’il visita : les vis supérieures d’une grille étaient enfoncées dans un mur tellement humide et pourri qu’il suffisait de tirer pour arracher les chevilles de leur support. Ilan s’appuya de tout son poids sur la grille et la plia en deux, de manière à bien dégager la fenêtre. Puis il s’empara d’un tiroir métallique retourné dans un coin.
— Reculez-vous.
Il balança le tiroir et explosa la vitre. Des flocons s’invitèrent dans la pièce, accompagnés d’un souffle glacial. Avec le bord du tiroir, Ilan ôta les morceaux de verre restant dans l’encadrement. Ils saillaient comme des poignards et auraient vite fait de lui transpercer les chairs.
Il se tourna vers le petit groupe.
— Ici, on se trouve légèrement sur la gauche de l’entrée principale, dit-il. Je pense que le break se situe de l’autre côté, vers l’arrière de l’hôpital. Je vais contourner toute la partie gauche et suivre les murs. Je devrais le rejoindre facilement.
Il se pencha par la fenêtre et agita sa torche à l’extérieur. Les flammes s’étirèrent comme de longs cheveux d’ange pris dans le vent. Il se trouvait à environ un mètre cinquante du sol. Il observa longuement, la gorge serrée, puis rentra la tête à l’intérieur.
— Aucune trace de chiens, fit-il. Ils seraient forcément venus avec le bruit. J’ai la torche pour me défendre mais il me faudrait une seringue, au cas où.
Il les scruta, les uns après les autres. Jablowski secoua la tête avec un air de revanche dans les yeux, Fée se mit à aller et venir, regard rivé au sol. Philoza haussa les épaules.
— Je veux bien attendre ici au cas où, mais je n’ai rien à te donner. Désolé.
Ilan serra les lèvres, ce n’était pas l’envie de les insulter qui lui manquait. Chloé se rapprocha.
— Je t’aurais bien donné la mienne.
— Bien sûr, oui. Mais comme tu ne l’as plus…
— Fais attention, Ilan.
— Toi, fais attention. Il y a un tueur entre ces murs. Enferme-toi bien, sois vigilante. Tu es sûre que tu ne veux pas venir avec moi ?
Elle secoua la tête et ajouta tout bas :
— Tes cygnes, où est-ce que tu les caches ? Je pourrais les récupérer, ça nous ferait de l’argent supplémentaire.
Ilan ne savait plus s’il devait la regarder avec mépris ou tristesse. Il jeta un œil au reste du groupe. Ils le fixaient sans émotion particulière. Il y avait peut-être, là aussi, de la haine derrière leurs yeux, ou alors de la pitié.
Peu importait ce qu’ils pensaient de lui. Ils pouvaient continuer à jouer tant qu’ils voulaient et tourner en rond comme des rats de laboratoire.
Torche en main, il sauta par la fenêtre et disparut.
Ilan avançait aussi vite qu’il le pouvait, collé au mur. Le vent sifflait dans ses oreilles et il avait à chaque fois l’impression d’entendre des hurlements de chiens. Il déplaçait sa torche rapidement, telle une épée, mais l’éclairage était si faible qu’une gueule ennemie pouvait être là, juste à quelques mètres, sans qu’il la voie. Elle surgirait de la nuit et lui arracherait la gorge. Ilan se plia en deux et eut envie de vomir rien que sous l’effet de sa phobie.
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