Ça faisait presque une demi-heure que le jeu s’était arrêté.
Ilan se releva péniblement, l’esprit embrouillé. Les perspectives se distordirent avant que tout se remette en place. Très vite, les souvenirs affluèrent. Il se remémora alors ces visages masqués autour de lui, il entendit ces chuchotements, tandis que du liquide coulait dans ses veines. Il releva la manche de son pull et de sa blouse bleue mais ne distingua aucune nouvelle trace d’injection. Ils avaient dû piquer à l’ancien endroit, là où la peau formait encore une minuscule croûte et où le cercle violacé persistait.
Il roula des yeux. Qui l’avait ramené dans sa chambre ?
Une image s’imposa brusquement devant toutes les autres dans sa tête : deux grosses semelles dans un tiroir de morgue.
Mocky.
Ilan enfila ses baskets et se dirigea vers la fenêtre, fébrile. La nuit était absolue et il neigeait à gros flocons. Quand cette fichue tempête cesserait-elle ? Quand apercevrait-il enfin la plus petite étoile ou le moindre rayon de soleil ?
Il fouilla dans ses poches, plus aucune clé ni papier ne s’y trouvaient. Il n’aurait pas accès au casier derrière la grille ni à son prochain objectif, mais peu importait : hors de question de poursuivre ce fichu jeu.
Il fit demi-tour et s’empara du plan de l’hôpital, qu’il retourna. Il nota avec son stylo, tant qu’il se rappelait : H 580, H 485, H 490, H 600, H 470 . L’ordre était complètement différent de celui noté sur le dessin original, mais il correspondait à la série dictée par le Ilan intérieur lors de cette séance d’hypnose. Celui de ses souvenirs, et qui, peut-être, connaissait la réponse à l’énigme.
Était-ce réellement lui qui habitait cette modeste maison de ville ? Ses parents avaient-ils vécu dans un si petit pavillon ? S’agissait-il de la réalité ou d’une pure invention, comme aurait pu la créer la patiente du protocole Memnode, cette C. J. Lorrain ?
Le protocole Memnode n’existe pas, C. J. Lorrain n’existe pas. Tout ceci n’est qu’une vaste illusion, un de leurs nombreux artifices.
Ilan se prit la tête dans les mains, incapable de comprendre pour le moment. Ses yeux revinrent vers les annotations. Que pouvaient bien représenter ces nombres à trois chiffres, derrière les H ? Des lettres ? Des coordonnées ?
Ilan abandonna ce début de réflexion, ouvrit la porte de sa chambre et agrippa Jablowski, qui passait à ce moment-là dans le couloir.
— Mocky… balbutia-t-il.
— T’as une tronche, on dirait un poisson crevé.
— C’est Mocky, il…
— Tu dois être franchement sûr de toi pour te permettre une sieste en plein milieu d’une partie. T’es presque au bout, c’est ça ? T’as récolté combien de cygnes ?
Sans attendre la réponse, Jablowski se dirigea vers la cuisine. Ilan le suivit au ralenti. Chloé était assise à un bout de table, Gygax à l’autre, épluchant des carottes avec des gestes minutieux, et Philoza faisait bouillir de l’eau. Personne ne parlait.
— Mocky est mort.
Ilan se tenait dans l’embrasure, une main sur le mur. La lumière lui faisait mal aux yeux. Jablowski s’installa à table et fixa la casserole avec gourmandise.
— Qu’est-ce que tu nous prépares, le philosophe ?
— Bolognaise. J’en fais pour six ?
— Pas pour moi, fit Gygax.
— Si, pour six, répliqua Jablowski. Avec ma faim, je n’aurai pas de mal à manger la part de Gygax.
— Mocky est mort, bordel de merde !
Ilan avait crié si fort que Naomie Fée accourut et que Gygax daigna enfin décoller les yeux de ses carottes. Cette fois, tous les regards convergeaient vers lui. Il s’approcha, il avait encore un peu de mal à se tenir bien droit.
— On m’a attaché à une chaise, on m’a drogué et interrogé.
— Encore ? Et c’était où cette fois, vu que tu as massacré la chaise électrique ?
C’était Jablowski qui avait parlé, et d’un air plutôt léger. Ilan le fusilla du regard.
— Dans le cabinet de dentiste.
— Original.
— Le prisonnier qui a assassiné les gens dans le chalet, ce Lucas Chardon, a un jour été enfermé ici et il est revenu. Il a tué Mocky à coups de tournevis. J’ai vu le corps.
Philoza échangea un rapide regard avec Jablowski, puis se retourna vers sa casserole. Il y versa un paquet complet de spaghettis. Chloé, elle, eut l’air attristée, sa main se crispa autour de son verre de jus de fruit.
Elle parla d’un ton grave :
— Aujourd’hui, quelqu’un a-t-il vu des traces qui prouvent que Mocky ou Leprince se cachent entre ces murs ?
Tout le monde secoua la tête. Elle revint vers Ilan.
— Où Mocky aurait-il été tué ?
— Dans la morgue, son corps se trouve là-bas.
— Les pâtes, c’est trois minutes de cuisson ou dix ? demanda Jablowski. Je crève la dalle et t’as intérêt à me dire que dans trois minutes on mange.
— Sur le paquet, c’est écrit dix. En général, je les laisse neuf minutes, comme ça, elles sont al dente .
Jablowski était déçu.
— Et merde.
Il se tourna vers Gygax.
— Sinon, t’as combien de cygnes à ton actif, toi ?
Chloé se leva, voyant qu’Ilan était en détresse complète.
— Allez, montre-moi, dit-elle.
Jablowski se greffa à elle.
— Moi aussi, je viens. Ça m’intéresse d’aller faire un tour dans la morgue de cet hosto, en attendant que les pâtes cuisent.
Fée déclina, Gygax leur colla au train sans rien demander. Jablowski se mit à ses côtés et lui demanda :
— Alors, combien ? Avec ceux que t’as piqués à Leprince, t’en arrives à combien ? Cinq ? Six ?
— Fous-moi la paix avec ça, répliqua Gygax en montrant les dents.
— Pauvre débile mental. Tu rigoles jamais, t’as une gueule en béton armé.
Jablowski finit par l’ignorer et lui passa devant. Ils arrivèrent au niveau de la grille qui protégeait l’escalier. Ilan n’eut pas besoin d’utiliser sa clé, celui qui lui avait planté la seringue dans le dos n’avait pas pris la peine de refermer. À quatre, ils descendirent, Ilan ouvrait la voie et Gygax la fermait, tandis qu’un courant d’air durcissait les traits de leurs visages.
Lorsqu’ils atteignirent la morgue, celle-ci était propre et ne semblait pas avoir été dérangée. Le chariot était dans son coin, les tiroirs tous repoussés, les vêtements qu’Ilan avait retournés, rangés dans leurs paniers. Le jeune homme s’approcha et, avec un mauvais pressentiment, tira le cinquième tiroir au niveau de sa poitrine.
Vide. Pas une goutte de sang.
— Ce n’est pas possible, balbutia-t-il. Il était là, nu avec un cygne sur la poitrine et avec des chaussures de randonnée aux pieds.
— Il avait sans doute froid aux orteils, soupira Jablowski.
Même l’odeur de cadavre avait disparu.
— Ils ont dû utiliser du jus de citron et du bicarbonate de soude, marmonna Ilan. Ça supprime les odeurs de putréfaction, j’ai appris ça dans mes cours de chimie. C’est comme ça qu’ils ont fait, je le sais. Ils veulent me faire passer pour un fou.
Ilan se mit à ouvrir les tiroirs les uns après les autres avec des mouvements désordonnés. Puis il se rua vers les paniers à linge, les renversa brutalement. L’enveloppe marron, la feuille de papier et la tenue orange avec le sac en toile avaient disparu. Il n’eut pas besoin de se retourner pour sentir le poids des regards dans son dos. Lorsqu’il chercha du réconfort auprès de Chloé, elle baissa légèrement les yeux. Alors, il courut encore dans les couloirs, les autres suivirent jusqu’au cabinet de dentiste, dont la lourde porte métallique était close. Ilan tenta de l’ouvrir, sans succès. Quelqu’un avait fermé à clé.
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