D’après mon confrère, il évolue presque en permanence dans son monde fictif et ne se confronte qu’en de très rares occasions à la réalité. Lorsqu’il est dans sa phase imaginaire, rien dans son attitude ne trahit la maladie. La psychose a pris possession de sa vie, de ses rêves, de son comportement social. Lorsqu’elle s’exprime, le patient semble normal, et c’est là tout son paradoxe et sa dangerosité.
Par contre, lorsque la psychose s’efface et que les phases de retour au réel ont lieu, le patient sombre dans une grande violence : il prend l’équipe médicale pour des persécuteurs qui cherchent à altérer la vérité de façon à le faire passer pour un fou, selon ses propos. Il se retrouve alors en plein délire paranoïaque et refuse d’être enfermé. Il a agressé un infirmier aujourd’hui.
Le patient de la chambre 27 n’a toujours aucun souvenir de l’épisode du chalet ni du meurtre de sa petite amie. Dans sa tête, elle continue à mener sa vie. Il lui invente une existence. Il n’y a plus aucune barrière entre le réel et l’imaginaire. En phase psychotique, il est le genre d’individu capable de tuer et d’enquêter ensuite sur le meurtre qu’il a commis pour trouver le coupable.
Mon objectif est de l’amener à accepter la vérité : le meurtre de huit personnes. C’est la seule chance d’amélioration de son état.
Il faut trouver l’entrée, la première clé qui ouvrira les portes de son esprit. Les autres clés viendront ensuite, et nous pénétrerons chaque fois un peu plus en profondeur dans son psychisme.
Dans un premier temps, nous tenterons l’électrothérapie. »
Ilan resta figé. Le rédacteur de ce rapport — un psychiatre à l’évidence — parlait de l’épisode du chalet. Mais comment cela était-il possible, puisque l’hôpital était fermé depuis plus de cinq ans et que l’octuple meurtre s’était passé un an auparavant ? Pourquoi l’assassin de Mocky, Lucas Chardon en personne, avait-il abandonné ce texte sur sa victime ?
Tétanisé, Ilan recula de deux pas et sentit soudain une douleur, puis quelque chose de froid couler dans son dos.
Il se retourna dans un hurlement.
Une silhouette se tenait en face de lui, une seringue vide dans la main.
Sa vision se troublait déjà, le monde tournait, mais il eut le temps de voir que son agresseur portait une combinaison orange et un sac en toile sur la tête. Un sac percé de deux petits trous, exactement comme le sien.
Ilan tendit le bras pour attraper le sac et découvrir le visage face à lui. Mais ses jambes se dérobèrent et il s’effondra au milieu des vêtements des morts.
Sa seringue se brisa au sol et le liquide se déversa devant ses yeux.
Puis ce fut le noir complet.
Le cauchemar reprenait.
Quand Ilan émergea, il sut qu’il allait encore souffrir. Parce que les sangles étaient là. Aux poignets, aux chevilles. On lui avait bourré la bouche avec un tissu infect roulé en boule et maintenu avec du sparadrap médical. Les seuls sons qui filtraient entre ses lèvres ressemblaient à des borborygmes.
Ses yeux n’arrivaient pas à s’accommoder, ne percevant qu’un environnement flou, indéfini, comme lorsqu’on regarde à travers un kaléidoscope. Les couleurs se confondaient, les angles droits devenaient courbes, les formes se distordaient. Cependant, il comprit bien vite qu’il se trouvait dans le cabinet de dentiste, solidement ligoté au fauteuil jadis utilisé pour les soins. Un bras articulé était étiré juste au-dessus de lui, et une lumière aveuglante lui brûla soudain les rétines.
Quelqu’un avait allumé.
Ilan imaginait déjà le pire : la roulette sur ses molaires, les instruments pointus à la recherche de ses nerfs, l’émail qui saute. Il ne devait pas y avoir pire douleur. Il voulut détourner la tête mais une sangle qui le maintenait au front l’en empêcha. Il hurla à travers son bâillon. Un goût terrible de produit médical était accroché quelque part au fond de sa gorge. Il crut qu’il allait vomir mais l’envie passa aussitôt.
La tête lui tournait. Lorsqu’il rouvrit les yeux, un visage terriblement flou, couvert d’un masque chirurgical, apparut une fraction de seconde dans son champ de vision avant de disparaître. Il entendit le bip caractéristique d’un électrocardiogramme. Un cœur battait relativement lentement, et c’était le sien.
Pourquoi l’avait-on branché à des moniteurs ? Pour voir jusqu’à quel point il supporterait les tortures ? Cherchait-on à le tuer, mais pas trop vite ?
Des voix se mirent à résonner autour de lui. Celles d’hommes et de femmes qui semblaient discuter sans qu’il comprenne un mot, parce que les sons arrivaient distordus, au ralenti. Mais Ilan n’eut aucun doute : parmi elles, il y avait celles qu’il lui arrivait d’entendre, celles qui murmuraient parfois dans son esprit et lui donnaient l’impression de perdre la boule.
Quelqu’un parlait près de son oreille.
— Vous savez ce que nous voulons.
Il s’agissait de la voix d’un homme, grave mais douce.
— Et nous comptons désormais sur votre entière collaboration pour nous fournir les éléments dont nous avons besoin. Il est évident que vous savez lesquels, monsieur Dedisset. N’est-ce pas ?
Mocky… Il est mort… songea Ilan . On l’a assassiné avec le tournevis. Et maintenant, ils vont s’acharner sur moi. Ils vont me torturer et…
— À présent, vous allez vous concentrer et écouter le son de ma voix. Rien que le son de ma voix, tout ce qui est autour n’existe plus.
Et tandis que la voix lui murmurait des phrases à l’oreille, Ilan eut l’impression de chuter au fond d’un gouffre. Le produit qu’on lui avait injecté plus tôt lui matraquait encore le cerveau.
Il lui sembla perdre de nouveau connaissance.
Et alors ses yeux s’ouvrirent, mais à l’intérieur de sa tête. Dans le trou béant de son esprit, Ilan se sentit flotter dans une grande pièce noire. Son corps se dirigeait vers une lumière vive et particulièrement chaleureuse. Par cette source aveuglante arrivaient des images. Puis des sons et des odeurs.
Des souvenirs, encore, jaillis du fin fond de son inconscient.
Ilan se vit avec ses parents, au milieu de la pelouse d’un parc qu’il ne connaissait pas. À trois, ils pique-niquaient sur une table en bois. Deux garçons et une fille du même âge jouaient sur un tourniquet. C’était l’été, le ciel était d’un bleu étourdissant, malgré la présence d’une usine, tout au fond, avec une grande cheminée qui crachait une fumée sombre. Les tenues des passants étaient légères. Sa mère sortait des sandwichs d’une glacière jaune et blanc, tandis que son père était assis dans l’herbe en train de dessiner sur un cahier qu’Ilan reconnut aussitôt : celui qui contenait la carte au trésor. Ilan s’approcha pour voir mais son père referma le cahier et vint s’asseoir à table.
— Il a fermé le cahier. Je n’ai pas pu voir.
Ilan s’était entendu parler. Il sentait l’air frais dans sa gorge, on lui avait à l’évidence ôté le bâillon, mais il était incapable de réagir ou même d’ouvrir les yeux. La voix résonna encore, quelque part en lui, elle lui parlait doucement, avec calme. Elle le guidait à travers son esprit, ouvrait des portes dont Ilan ignorait l’existence.
Et j’ai conscience de tout ça. Comment ils font ?
Ilan se laissait diriger, il voulait comprendre mais, en même temps, n’avait pas la force de lutter contre cette présence qui pénétrait à l’intérieur même de son cerveau. Il sentit de la chaleur, de nouveau, et des couleurs s’organisèrent sur l’écran de ses paupières.
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