Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.
Du côté de chez Swann, Marcel Proust
Toute l’équipe médicale qui suivait Lucas Chardon s’était réunie autour de son lit. Dès son réveil, on avait retiré les différentes électrodes de l’électroencéphalogramme fichées sur son cuir chevelu. L’électrocardiogramme et les divers appareils encore reliés à son corps témoignaient d’un état parfaitement stable.
Le patient sanglé aux poignets et aux chevilles manifesta son exaspération.
— Je ne parlerai qu’à ma psychiatre. Les autres, sortez, s’il vous plaît.
La chambre d’hôpital se vida rapidement. Lucas Chardon essaya de redresser la tête mais en fut incapable.
— N’essayez pas, lui dit Sandy Cléor. L’épreuve a été longue et difficile, vos muscles vont avoir besoin de plusieurs jours de rééducation, peut-être même des semaines.
— Et heureusement, les sangles sont là pour m’empêcher de me faire mal, n’est-ce pas ?
La psychiatre s’assit au bord du lit et écarta la mèche châtaine qui masquait le regard de son patient. Pour une fois, cette belle femme aux courts cheveux bruns, d’à peine trente ans, était habillée en civil, débarrassée de cette blouse blanche trop officielle. Cet hôpital public se trouvait à une petite centaine de kilomètres de l’Unité pour Malades Difficiles où elle exerçait.
— Vous savez bien que nous ne pouvons pas faire autrement, Lucas.
— On peut toujours faire autrement.
— Comment vous sentez-vous ?
Le jeune homme tourna la tête vers la seule fenêtre de la chambre. Le ciel était chargé, menaçant. Ses yeux revinrent vers ceux, très bleus, de sa psychiatre.
— Combien de temps avez-vous essayé de me soigner avant mon arrivée ici, docteur Cléor ?
— Vous ne vous le rappelez pas ?
— Comment le pourrais-je ? Ne suis-je pas censé être fou ? Difficile, pour un fou, d’avoir des notions de réalité et de temps, non ?
Cléor ne répondit pas sur-le-champ. Pour une fois, le discours de son patient lui paraissait extrêmement clair et cohérent. Et non agressif.
— Quatre mois. Vous êtes resté quatre mois à l’UMD… jusqu’à présent.
— Et vous jugiez les électrochocs vraiment nécessaires ? Vous rendez-vous compte de la douleur que vous m’avez infligée durant toutes ces semaines ? Savez-vous ce que ça fait de recevoir des centaines de volts dans l’organisme ? On a l’impression que les yeux vont vous sortir de la tête, que toutes vos veines vont exploser. Vraiment. Il faudrait que vous essayiez, un jour, vous comprendriez. Les psys devraient toujours tester leurs traitements sur eux-mêmes avant de les faire subir aux autres.
Sandy Cléor observa brièvement les sangles qui immobilisaient son patient aux poignets. Il était capable d’agresser quelqu’un en une fraction de seconde. Il l’avait déjà fait, à maintes reprises. La psychose était une maladie perverse, destructrice. Les malades qui en étaient atteints souffraient de sévères hallucinations, d’idées délirantes, et vivaient la plupart du temps dans une réalité parallèle, ce qui rendait toute forme de traitement extrêmement délicate. D’autant plus que Lucas Chardon, paranoïaque même dans ses moments de lucidité, prenait toute tentative de soin ou d’approche du personnel pour une persécution ou une conspiration contre lui.
— Grâce à l’électrothérapie, certains souvenirs ont refait surface. Votre mémoire s’est rouverte à votre passé. Cela vous a aidé, quoi que vous en pensiez.
— Arrêtez, docteur ! Vous n’avez fait qu’accroître ma peur et ma souffrance. Vous pensiez me soigner, mais vous avez seulement aggravé les choses.
Le bip de l’électrocardiogramme s’affolait. Le cœur battait désormais à cent vingt pulsations par minute. Le jeune homme fixa l’aiguille de la perfusion dans son avant-bras et respira avec calme.
— Vous avez eu de nombreuses conversations, ici même, avec ce grand fumeur de pipe qu’est le Dr Paul Gambier, alors que vous me croyiez « absent ». Savez-vous que vos mots ont failli me rendre, chaque jour, un peu plus fou ?
— J’avoue avoir du mal à comprendre.
Il eut une amorce de rire qui finit en un mauvais rictus lorsque sa poitrine se contracta. Il reprit la parole :
— Parlez-moi de Cécile Jeanne. Comment va-t-elle ? Continue-t-elle à voir des morts errer dans son sillage ?
— Oui. Les morts sont toujours là, auprès d’elle.
— Et s’arrache-t-elle toujours la peau dès que vous lui ôtez sa camisole de force ?
— Elle ne va malheureusement pas beaucoup mieux.
— Elle n’ira jamais mieux. Ces morts qu’elle voit en permanence continueront à la harceler tant qu’elle restera enfermée dans votre hôpital. (Il soupira.) Quel dommage. C’est une belle femme. Elle a de si jolis cheveux noirs. Ils tombent jusqu’au creux de ses reins ; j’ai toujours aimé les regarder, les toucher. Cécile Jeanne est quelqu’un qui compte beaucoup pour moi, vous savez ?
— Je sais, oui.
Il eut une absence dans le regard avant de revenir vers son interlocutrice.
— Il s’est passé quelque chose pendant tout le temps où j’étais allongé dans ce lit d’hôpital, docteur Cléor. Quelque chose qui, je crois, pourrait remettre pas mal de vos pratiques barbares en question.
La psychiatre ne voyait pas sur quel terrain il voulait l’emmener mais elle ne se laissa pas déstabiliser, elle avait l’habitude de ce genre de comportements et de propos agressifs.
— Si vous avez la solution miracle, je vous écoute, se contenta-t-elle de répondre.
— J’ai une question auparavant. Vous êtes une brillante psychiatre. Pensez-vous que l’esprit est capable de se guérir lui-même ? De se purger de sa propre pourriture sans intervention extérieure, sans médicament, sans médecin ? Vous savez, un peu comme ces blessures que l’on se fait aux genoux quand on est enfant, et qui, même sans Mercurochrome, finissent par disparaître d’elles-mêmes.
Elle hocha la tête.
— Guérir, c’est aller à la rencontre d’une partie de soi-même, celle qui a été volontairement occultée par l’esprit. La plupart du temps, les patients sont incapables d’aller seuls à cette rencontre, parce que la maladie les en empêche. Nous, psychiatres, sommes justement là pour les aider à briser les barrières.
Le jeune homme attendit qu’elle le fixe, il voulait qu’elle prenne la pleine mesure de ses propos.
— Je connais la vérité. Je sais exactement ce qui s’est passé, ce jour-là, le 22 décembre, docteur. Je sais qui est l’assassin de ces huit joueurs. Je vois son visage, comme je vous vois, vous.
Читать дальше