Que s’est-il vraiment passé cette fameuse nuit entre le 21 et le 22 décembre ? Trop tôt pour le dire. Mais il semblerait, d’après les éléments retrouvés dans les biens personnels des différents campeurs (des cartes, des boussoles, des énigmes), que tous participaient à une chasse au trésor ou à un jeu grandeur nature, peut-être comparable à la fameuse Étoile d’argent , dont les puzzles d’une complexité extrême sont disponibles sur Internet et n’ont jamais été entièrement résolus par les communautés de « chasseurs ».
Leurs recherches personnelles auraient mené ces neuf individus en montagne, et ils auraient profité du refuge pour y passer la nuit. C’est alors que ce drame inexpliqué se serait produit. Tout ceci n’est, pour l’heure, qu’une simple hypothèse, et les investigations pour découvrir l’origine de cette mystérieuse chasse au trésor sont en cours.
Après sa garde à vue, l’auteur présumé des faits a été écroué à la prison de Bonneville, en attendant d’autres éléments d’enquête qui nous éclaireront davantage sur ce sinistre fait divers.
Ilan Dedisset attendait Chloé sur le palier, emmitouflé dans un gros gilet en laine blanche.
Il eut alors l’impression de ne pas reconnaître son ex-petite amie. De blonde aux cheveux longs, elle était passée à brune aux cheveux courts. Changement de voiture, de look, qui la rendait plus mûre, tellement différente. Une vraie femme, belle et dynamique, dans l’air du temps. Comme toujours, elle courait pour se déplacer, serrée dans une longue veste noire en cuir. C’était comme si elle fuyait le temps ou, au contraire, essayait de le rattraper.
Ils se firent la bise.
— Tu es méconnaissable, dit Ilan. Même les yeux…
— Lentilles bleues. C’est très tendance.
Elle le considéra de la tête au pied.
— Je sais, anticipa le jeune homme en haussant les épaules. Beaucoup de choses ont bougé pour moi aussi, et pas forcément dans le bon sens. Mais même avec quelques kilos de plus, je suis toujours le Ilan que tu as connu.
— Le poids, ce n’est rien. Mais tu as le teint très pâle. Tu es malade ? Si j’avais su…
— C’est sans doute parce que je n’ai plus de chauffage et que je suis un peu crevé. J’ai bossé de nuit.
Il s’écarta pour la laisser passer.
— Ça caille comme dans une morgue à l’intérieur, la chaudière a rendu l’âme. Mais vas-y, entre. Je vais faire un bon café bien chaud.
Ilan la regarda se diriger vers le salon. De grands tableaux de paysages ornaient les murs, mais c’étaient des scènes plutôt tristes : une nature mourante, où les arbres perdaient leurs feuilles et les couleurs tiraient sur les orange sombre. Depuis la dernière fois que Chloé avait mis les pieds ici, Ilan n’avait touché à rien, pas même aux nombreuses photos de ses parents, affichées un peu partout. Sur les clichés où il posait en compagnie de son père et de sa mère, Ilan était beaucoup plus jeune. Chloé l’avait connu l’année précédant leur tragique disparition, pourtant elle n’avait jamais eu l’occasion de les rencontrer.
— Tu me rajoutes un peu de lait ? fit-elle. Je ne le bois plus noir.
— Quelle est la raison d’un changement aussi radical, jusque dans tes goûts et même certaines intonations de ta voix ? Ça fait très… parisien.
— Envie de renouveau, répliqua-t-elle. Les temps changent, et moi aussi.
Les pièces étaient trop grandes, trop vides, avec leurs plafonds si hauts. Des draps recouvraient même quelques meubles, des toiles d’araignées habillaient les coins des murs.
La jeune femme réajusta son écharpe autour de son cou, s’installa dans le canapé et accepta volontiers le café au lait qu’Ilan lui rapporta. Il s’assit juste en face d’elle et lâcha, de but en blanc :
— Pourquoi t’es partie comme ça, du jour au lendemain, sans rien expliquer ? J’ai beaucoup souffert, tu sais ?
La jeune femme porta ses deux mains autour de la porcelaine pour se réchauffer. Sa bouche souffla un peu de buée. Ilan remarqua qu’elle avait cessé de se ronger les ongles jusqu’au sang : ils étaient plus longs et réguliers.
— Écoute, je ne suis pas venue pour ressasser les vieilles histoires ni pour te blesser. Les recherches sur Paranoïa t’appartiennent autant qu’à moi. Je veux te faire part de mes dernières découvertes et, ensuite, tu jugeras.
Ilan avala une gorgée de café. Un peu de chaleur dans le corps lui fit du bien.
— Je te l’ai dit au téléphone. J’ai décroché. Les jeux ont déjà suffisamment fichu le bordel dans ma vie et aujourd’hui, à presque trente ans, je me retrouve pompiste sur une méchante aire d’autoroute. Crois-moi, vendre des cafés à 4 heures du mat à des routiers, il n’y a rien de virtuel là-dedans. Paranoïa , ce n’est pas la réalité de notre monde. Et ça ne m’intéresse plus.
— Pas même les trois cent mille euros minimum promis au vainqueur ? Ils n’ont rien de virtuels, eux.
— Il n’y a ni trois cent mille euros ni vainqueur. Paranoïa n’est qu’une légende urbaine véhiculée de site Internet en site Internet. Qui a déjà participé ? Qui sait en quoi consiste ce jeu, au final, hormis la promesse « de ressentir la peur de sa vie » ? Tu parles. On a passé plus d’une année à traquer la moindre piste, à rester enfermés les week-ends, les soirées, devant nos écrans d’ordinateurs, à en devenir dingues.
— Ça, oui, je confirme.
— Tous ces efforts pour que les mystérieux anonymes qui lançaient ces pistes nous disent un jour que Paranoïa n’était qu’un leurre, et qu’il n’existait pas ? Ils se sont bien foutus de nous.
— Dire qu’il n’existait pas faisait partie intégrante du jeu, Ilan. C’était une sorte de sélection, un jeu dans le jeu. Suite à cette annonce, beaucoup comme toi ont abandonné, et seuls les plus acharnés peuvent désormais trouver la véritable entrée de Paranoïa . Le jeu est partout, il suffit de bien regarder.
Subjugué par ces étranges yeux bleus, il se demanda jusqu’à quel point elle était encore engluée dans toutes ces bêtises.
— Tu disais qu’on ne se défaisait jamais du virtuel, mais moi, j’ai réussi, lâcha-t-il. J’ai une vie, à présent. Elle est bien réelle et ne se résume pas à un simple avatar qui fait tout à ma place. Je te l’ai dit, le seul lien que je garde avec le jeu, ce sont mes scénarios.
— Que tu n’arrives toujours pas à caser, je présume.
— Merci de ta confiance.
— C’est juste la réalité. T’as vu un psy pour t’aider à décrocher de tout ça ? Ton addiction aux jeux, aux chasses au trésor ? On y arrive rarement seul. Tu penses avoir décroché alors qu’en fait…
Ilan secoua la tête de dépit.
— Finis ton café et laisse-moi. Physiquement, tu as changé, mais certainement pas au fond de toi-même.
— Je reste. Je n’ai pas fait ces cent kilomètres pour rien.
Elle ouvrit son ordinateur portable et essaya de se connecter au réseau Wi-Fi de la maison.
— Inutile, dit Ilan. J’ai changé le code d’accès.
— Et c’est toi qui parles de confiance ? Dans ce cas… (Elle se leva.) Ton ordinateur portable est dans ta chambre ?
Alors qu’elle se dirigeait vers l’escalier, Ilan lui barra le chemin.
— Laisse tomber.
— Je me fiche de savoir s’il y a les fringues ou les photos d’une fille là-haut. Tu as le droit de refaire ta vie, Ilan.
Читать дальше