Sandy Cléor se redressa. Jamais son patient n’avait prononcé de telles paroles. Pour lui, elle n’était d’ordinaire qu’une persécutrice, elle faisait partie du complot visant à le détruire. Elle essaya de garder un ton neutre, mais l’excitation brûlait en elle.
— Et qui est-il ? Que savez-vous sur la journée du 22 décembre, précisément ?
Lucas Chardon regarda l’horloge fixée au-dessus d’un poste de télévision.
— Sortez donc votre petit Dictaphone gris, docteur, vous savez, celui auquel vous confiez toutes vos déductions et vos analyses à deux sous.
— Je l’ai laissé à l’UMD.
— Ça tombe bien. Prenez la route avant qu’il neige, retournez dans la chambre que j’occupais avant d’arriver ici. Il y a quelque chose que j’ai caché, à l’intérieur de l’un des barreaux métalliques du lit. J’aimerais que vous le rapportiez avec votre Dictaphone, ça en vaut vraiment la peine. Et j’espère que vous avez tout votre temps. Parce que l’histoire que je vais vous raconter dépasse tout ce que vous pourriez imaginer.
Le 22 décembre
Il faisait froid et sec ce matin-là, au cœur des Alpes. Le genre de météo mordante mais idéale pour chausser les raquettes et partir se promener, ce que s’apprêtait à faire l’adjudant-chef Pierre Boniface s’il n’y avait pas eu ce terrible appel en toute fin d’astreinte. À l’autre bout de la ligne, le guide avait peiné à s’exprimer, encore sous le choc de sa découverte.
L’hélicoptère de la gendarmerie nationale qui transportait Boniface et son coéquipier survolait à présent une forêt de mélèzes. Devant, les premiers rayons du soleil jouaient avec les montagnes, leurs pointes soyeuses se perdaient à l’infini, jusqu’en Suisse d’un côté, et en Italie de l’autre. En vingt-deux années de carrière, Boniface ne s’était jamais lassé de ce spectacle, différent chaque jour et aussi subtil que les couleurs sur la palette d’un peintre. Ce matin-là, pourtant, il n’y prêtait guère attention. Son esprit était ailleurs.
L’hélicoptère bleu et blanc dépassa un lac et se posa dans une petite clairière, à plus de mille quatre cents mètres d’altitude. Les rotors en mouvement soulevèrent des nuages de neige. Courbés, le nez enfoui dans le col de leur parka bleu nuit et des raquettes dans les mains, les deux gradés coururent jusqu’à l’homme engoncé dans une chaude tenue de montagne. Ils se saluèrent, chaussèrent leurs raquettes et s’éloignèrent rapidement.
— Vous n’avez touché à rien ? demanda Boniface.
Le guide rebroussa chemin en suivant ses propres traces. C’était un gaillard costaud, large d’épaules, et qui faisait un pas quand Boniface en faisait deux. Heureusement, cet endroit de la forêt était relativement plat, à mi-chemin entre la vallée et les pentes qui zigzaguaient jusqu’aux sommets.
— Non. J’ai immédiatement appelé la gendarmerie.
— Vous avez bien fait. À présent, racontez-nous plus précisément ce qui s’est passé.
Au loin, le pilote de l’hélicoptère avait coupé le moteur, rendant aux montagnes leur calme blanc. La forêt se densifiait, les troncs se resserraient tellement autour d’eux que la lumière filtrait dans les feuillages comme des paillettes d’or. En cette matinée d’hiver, la nature tout entière semblait retenir son souffle.
— Dès qu’on aura rejoint le sentier, on trouvera le refuge du Grand Massif, une ancienne bâtisse qui appartient aujourd’hui à la ville. Il s’agit d’un lieu de repos, sans eau courante, sans chauffage, où une petite dizaine de randonneurs peut passer la nuit à l’abri des intempéries. Elle est située au milieu d’une petite île, sur un lac.
— Je connais, fit Boniface. J’ai déjà eu l’occasion de randonner dans le coin avec ma famille, il y a un bout de temps. L’endroit est magnifique.
Le guide se frayait un chemin à travers les arbustes.
— Magnifique, oui, on peut dire ça… La semaine dernière, des marcheurs ont signalé à l’office de tourisme une petite fuite dans le toit. J’ai monté quelques outils hier matin, il y avait un colmatage à faire et des tuilettes à cimenter. Un couvreur devait finir de réparer aujourd’hui.
Boniface et son subordonné respiraient de plus en plus difficilement. Le froid extrême prenait à la gorge et le guide progressait toujours aussi vite. Ce type semblait fait de granit.
— Le refuge est plein toute l’année, même pendant cette période aux conditions météo difficiles. Les randonneurs arrivent et, s’il n’y a plus de place, se rendent à un autre refuge, payant celui-là, situé un peu plus en altitude.
Les trois individus se baissaient, écartaient les branches chargées de cristaux avec leurs gants. Ce blanc, partout, offrait un décor surréaliste. La nature présentait ses plus belles parures, mais elle restait dangereuse dans cette partie de la montagne, incitant à une vigilance de chaque seconde.
— Il a neigé jusqu’à minuit environ, avant que les températures chutent. Quand je suis arrivé ce matin au refuge, j’ai tout de suite su que quelque chose clochait, parce qu’il n’y avait aucune trace de pas ou de raquettes dans la neige, aux alentours. Pourtant, des gens étaient arrivés la veille, ce qui signifiait que…
— Personne n’en était sorti.
Les hommes quittèrent la forêt de mélèzes quelques minutes plus tard. La lumière réapparut, aveuglante au ras des cimes. Boniface chaussa ses lunettes de soleil. L’absence de nuages annonçait une journée d’exception. Le gendarme regrettait de se retrouver ici, surtout un dimanche. En tant que premier intervenant sur une scène de crime, il savait qu’il aurait des comptes à rendre et beaucoup de paperasse à régler.
Le lac et son île étaient en contrebas, encore dans l’ombre glaciale des montagnes. Le guide continuait à parler :
— Il y avait du sang partout. Sur les lits, les murs, le plancher. J’ai vu au moins trois corps, à gauche de l’entrée. Presque tous avaient dormi habillés et portaient encore leurs chaussures de randonnée — il a fait tellement froid cette nuit. Ils ont été frappés dans le dos, comme si… comme si une pluie de grêle les avait transpercés. Je ne suis pas rentré là-dedans. J’ai couru et j’ai passé des coups de fil. J’en ai oublié mon sac dehors.
Il s’arrêta et fixa Boniface.
— Cette fuite, c’était sans doute stupide. J’aurais dû vérifier s’il y avait encore des survivants.
— Vous avez bien agi. Au moins, la scène de crime est restée intacte, c’est l’essentiel.
Boniface économisait ses mots, concentré sur la descente périlleuse. Marcher avec des raquettes demandait de la technique et de l’attention. Assez rapidement, ils atteignirent le lac et la passerelle qui permettait d’accéder à l’île. Après avoir marché quelques minutes dans une petite forêt, ils parvinrent enfin à l’imposant abri de pierre, contre lequel reposait le gros sac du guide. Le gendarme s’arrêta net, l’œil rivé au sol. Par instinct, il dégrafa le bouton de son holster situé à sa ceinture.
— Ces traces de pas…
Des empreintes sortaient du refuge, en plus de celles que le guide avait laissées une ou deux heures plus tôt. Elles partaient sur la droite, puis vers l’arrière de l’habitation. L’individu qui les avait faites avait auparavant marché dans du sang.
— Elles n’y étaient pas, fit le guide.
— Sûr ?
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