Il venait ici même.
Écran numéro 2. Le faisceau. Une présence. Et juste là, derrière, un tintement de clés qui s’entrechoquent. L’introduction de l’une d’elles dans la serrure, à un mètre à peine. Ilan s’était redressé et plaqué le long de la porte, prêt à cogner avec son arme.
Allez, ouvre, ouvre cette porte.
Le jeune homme retenait son souffle, une sueur glacée lui coulait dans le dos. Le mouvement de clé s’était interrompu. Pourquoi l’autre n’ouvrait-il pas ? De quoi se méfiait-il ?
Il entendit la clé se retirer.
Merde !
Dépité, il jeta un œil à l’écran 2. La lampe s’orienta vers l’objectif, un gros soleil jaune brûla la surface de pixels. Puis, d’un coup, le noir complet. Extinction des feux. Ilan plaqua son oreille contre la porte. Il n’y avait plus un bruit. Il se rua vers les murs d’écrans. Dans les minutes qui suivirent, il vit sur une télé la lampe s’allumer et s’éteindre aussitôt, comme si l’individu ne voulait pas se faire repérer.
Où allait-il ?
Ilan redoutait le pire, il étouffait ici, coincé comme un rat. Lui avait les caméras, et l’autre gardait pourtant l’avantage. Que fallait-il faire ? Fuir de la salle et aller réveiller les candidats ? Il songea à Chloé, il l’imagina émerger face au fantôme. Il ne lui laisserait pas le temps de hurler. Il l’emporterait, comme il avait emporté Mocky ou Leprince. Et Ilan ne voulait pas que ça arrive. Il croyait encore en elle. En une histoire possible.
Brutalement, une odeur de fioul monta. Ilan lança un regard effrayé sous la porte. Il vit le liquide ramper et se transformer en une flaque translucide à l’assaut des pieds de chaises, du mobilier, des caissons des ordinateurs.
Il recula, à mesure que la flaque progressait.
— Pourquoi vous faites une chose pareille ?
Un déclic. Sur l’écran 2, Ilan aperçut la flamme d’un briquet. L’autre allait le flamber.
— Je sais qui vous êtes. Vous vous appelez Lucas Chardon.
À l’écran, la flamme se figea, comme celle d’un cierge. Ilan avait touché juste. Il attendit une réponse qui ne vint pas, alors il poursuivit :
— Il y avait une bible à votre nom dans la chambre 27 de l’aile des hommes et des dessins de monstres mythologiques. Les mêmes que ceux sur les murs de cet hôpital. Une feuille, sur le ventre de Mocky, a été écrite par votre médecin, Sandy Cléor. J’ai rêvé de vous, Lucas. Vous étiez enfermé dans cette fameuse chambre 27, il y avait un infirmier qui s’appelait Alexis Montaigne… Vous avez déjà été enfermé ici, il y a des années…
La langue de feu restait bien en place au milieu de l’écran. Elle diffusait peu de lumière, mais suffisamment pour qu’Ilan discerne le sac de toile et les deux trous au niveau des yeux. Cette image le glaça, il s’efforça de poursuivre, guettant la moindre réaction.
— Dans mon rêve, vous aviez caché un morceau de drap dans l’un des barreaux du lit. Et dans la réalité, j’ai bien retrouvé le barreau mais le morceau de drap avait disparu. Dessus était écrit « II AN 2-10-7. » Qu’avait-il de si important pour que vous le dissimuliez à cet endroit ? Parlez-moi, je vous en prie.
Ilan eut à peine le temps de finir sa phrase. La flamme traversa l’écran en direction du bas et embrasa le fioul. Un rideau bleuté se déploya sous la porte et explosa en un grand mur de flammes. Ilan se rua vers la fenêtre et sauta à l’extérieur.
Il resta là, sous la neige, à regarder la pièce flamber. Il avait refermé la boîte en métal qui protégeait les circuits électriques, les plombs ne sautaient pas et la lumière à l’étage tenait le coup. Il plaqua une main contre le mur et rebroussa chemin, à l’aveugle. Le vent avait dû faire rouler sa torche dans la neige, parce qu’il n’y avait plus aucune source lumineuse lorsqu’il atteignit le côté du bâtiment. La respiration douloureuse, il marcha difficilement, le visage gelé pourtant protégé au maximum par sa capuche, essayant de planter ses pas dans ses propres traces.
Enfin, il finit par retrouver la fenêtre par laquelle il était sorti. Il s’y engouffra, bascula dans la pièce où les candidats avaient fait un feu.
Le noir était absolu. Ilan n’avait aucun moyen de s’orienter. Il essaya d’avancer droit devant mais se heurta à un mur. Il le longea et il lui sembla bien franchir la porte. Il poursuivit sur la gauche, chaque fois sur le point de chuter.
Un courant d’air arriva, comme si un géant lui soufflait dessus. Les espaces, autour, paraissaient infinis. Ilan se dit qu’il se trouvait probablement dans le grand hall d’entrée. Mais dans quelle direction s’orienter maintenant ? Il était perdu, déboussolé. Il ne pourrait pas aller plus loin dans le noir. Dos courbé, marchant comme un vieillard, il se réfugia dans un coin et s’assit, son bâton dans les mains.
Il y eut un craquement. Ilan se raidit. Il vit l’œil rond de la torche apparaître, puis s’éteindre. À un endroit, à un autre. Il se redressa, acculé comme un rat, et frappa dans le vide. La lumière continuait à danser, le faisceau lui frappait le visage avant de s’effacer pour réapparaître ailleurs. Ilan cognait sans relâche, son bâton fendait l’air pour s’écraser au sol.
— Pourquoi ? grogna-t-il, à bout de forces. Pourquoi vous me harcelez comme ça ?
La lumière disparut et l’abandonna seul dans l’obscurité.
Ilan hurla qu’on l’aide.
Mais sa voix fut étouffée par ses propres sanglots.
Lorsque Lucas Chardon fut ramené dans sa chambre après quelques examens, sanglé sur son lit à roulettes, Sandy Cléor était toujours là, l’air fatiguée, mais avec une forme d’excitation qui brûlait au fond de ses yeux.
— J’ai horreur de tous ces examens, fit Lucas Chardon, une fois seul avec sa psychiatre. Tout le temps où je suis resté ici, ils n’ont pas arrêté de me manipuler. Vous gueuler aux oreilles, vous planter ceci ou cela, comme si vous étiez de simples objets. Ils ignorent à quel point c’est atroce.
Il regarda l’heure puis lorgna à travers la fenêtre. Il neigeait.
— Tiens, tiens, on dirait que ça tombe à gros flocons. Il va être difficile de rentrer à la maison, hein, docteur ? Vous aussi, vous risquez d’être piégée ici.
— Je ne suis pas pressée.
— Vous allez écrire sur mon cas, n’est-ce pas, docteur ? Mon cerveau vous intéresse ?
— Vous dire le contraire serait vous mentir.
Elle s’était levée à présent, elle écrivait debout sur son petit carnet alors que le Dictaphone continuait à enregistrer.
— Que notez-vous ? demanda Lucas.
— Des trucs de psychiatres, des mots clés. Continuez votre histoire. Nous sommes bientôt au bout, je pense ?
— En effet, le dénouement est proche. Je crois que le meilleur est pour la fin. La toute dernière pièce du puzzle, rappelez-vous, docteur.
Il fit durer le silence, guetta la réaction de sa psychiatre, avant de continuer :
— Vous êtes brillante et pourtant, vous n’avez jamais réussi à me « guérir », fit-il sur le ton du reproche. Vous m’avez gavé de saloperies, vous m’avez électrocuté. Si je n’avais pas essayé de me pendre aux barreaux de mon lit, je serais encore en train de croupir dans une pièce capitonnée, le cerveau complètement grillé, comme la pauvre Cécile et quatre-vingt-quinze pour cent des patients de votre fichu hôpital.
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