— Certes vous semblez aller mieux, mais vous avez failli mourir. Vous avez eu une chance incroyable d’y réchapper, ne l’oubliez pas.
— Je ne l’oublie pas.
Il baissa les paupières quelques secondes.
— Bon… Peut-être est-il temps de retourner à Swanessong. Ça sonne anglais ça, Swanessong. « Swan’s song »… Qu’est-ce que ça signifie, à votre avis, « Swan’s song » ? J’ai l’impression d’avoir appris ça il y a bien longtemps, mais je ne me souviens plus. Vous le savez sûrement, docteur ?
Elle fixa le néant, à travers la fenêtre de la chambre, puis son propre reflet sur la vitre.
— « Le chant du cygne », fit-elle d’une voix blanche. Ça veut dire « Le chant du cygne »…
Jour 3
Lentement, la clarté arriva.
C’était comme si la lumière elle-même refusait désormais de pénétrer cet endroit, d’en réchauffer ses grands murs lépreux, de lutter contre la tempête pour apporter ses couleurs de vie.
Recroquevillé dans son coin, frigorifié, Ilan se sentait vidé de ses forces et de son énergie. Avec cette nouvelle nuit en enfer, son organisme était à plat.
Et ces questions, qui le taraudaient : pourquoi le tueur au tournevis ne l’avait-il pas éliminé ? Pourquoi avait-il préféré jouer avec lui, au lieu de le massacrer comme il l’avait fait avec Mocky et sans doute Leprince ?
Il fallait qu’il récupère et fiche le camp de ce cauchemar. Affronter le mur d’enceinte, puis les montagnes. Ça devenait une question de survie mentale. Encore deux jours dans cet hôpital et il deviendrait complètement fou, à condition qu’il ne meure pas avant. Il pensait aussi à cette femme squelettique enfermée au troisième étage, à la salle de confinement tapissée de ces centaines de Jacob. Hors de question de la laisser croupir entre ces murs et de partir sans les réponses.
Il allait la sortir de là et essayer de l’emmener avec lui.
Ilan se redressa avec difficulté. Sa montre indiquait 8 h 19. Ses membres étaient engourdis, courbaturés, comme si eux aussi tombaient en ruine. Au-dessus, le vitrail commençait à respirer, ses teintes s’éclaircissaient légèrement mais restaient fades, ténébreuses. Ilan fixa les figures religieuses avec appréhension. Pourquoi la présence du Christ entre ces murs ? Que venait faire la religion au milieu de tant de folie ?
Il s’avança vers le couloir en face et retrouva ses marques : les carrelages à damier, les murs décrépis. La lumière agressive des néons lui fit du bien lorsqu’il rejoignit leur espace de vie. Le premier visage qu’il croisa fut celui de Jablowski, qui se tenait à l’entrée de la cuisine une tartine dans la main. Le grand brun l’examina rapidement.
— On commençait à se poser sérieusement des questions à ton sujet. Tu sors d’où, toi ?
Ilan était engoncé dans son blouson tel un trappeur, il serrait sa barre de fer. Ses yeux étaient brûlants et sans doute injectés de sang. Fée, Chloé, Gygax et Philoza se tenaient à table, en train de petit-déjeuner. Tous le considérèrent avec un drôle d’air.
— Je vois qu’on s’entend bien en mon absence, fit Ilan d’une voix sèche.
Chloé se leva et s’approcha. La teinte de ses cheveux devenait de plus en plus claire, comme si elle avait fait des dizaines de shampoings, histoire d’effacer sa nouvelle apparence et de redevenir la Chloé d’origine.
Elle lui toucha le front.
— T’es tout tremblant et tout chaud. Tu as de la fièvre. Ça va aller pour jouer aujourd’hui ?
Ilan lui attrapa la main et la rejeta sur le côté.
— Te bile pas pour moi, ce n’est pas la peine.
Il alla se servir un verre d’eau, qu’il but à grandes gorgées. Le liquide lui parut anormalement tiède. La sueur perlait sur son front, il crevait de chaud à présent.
— Quelqu’un est enfermé au troisième étage, dit-il en ouvrant grand son blouson. Que vous me croyiez ou pas, j’en ai rien à cirer. Si l’un d’entre vous a les clés pour accéder là-haut, côté aile des femmes, j’aimerais qu’il m’ouvre les grilles. Ou, tout au moins, qu’il m’aide à monter le plus haut possible dans cet hôpital maudit.
Il but de nouveau un verre plein, il mourait de soif.
— Rien à foutre du jeu, rien à foutre des trois cent mille euros. Je veux juste qu’on m’aide à approcher cette pauvre femme. Un peu d’aide, ce n’est pas si compliqué !
Jablowski vint s’appuyer contre un mur, les bras croisés.
— Et qu’on t’aide par la même occasion à tranquillement remplir ton objectif ? embraya-t-il avec calme. Peut-être bien que quelqu’un est enfermé à l’étage, va savoir. Et peut-être que tu dois effectivement délivrer cette personne, qui te remettra une enveloppe, une nouvelle clé et un ou deux cygnes, par la même occasion. Bien vu Dedisset, mais ce sera sans moi.
— Je pense comme lui, fit sèchement Fée. On a aucune raison de te faire confiance. On ne va pas se tirer une balle dans le pied en t’ouvrant grand les portes. Le jeu approche de la fin, toi comme moi, on le sait. Essaie pas de nous embrouiller, OK ?
Les yeux d’Ilan plongèrent dans ceux de Gygax, qui secoua la tête, les lèvres pincées.
Ils étaient fous, tous fous et incapables de s’extraire de leur fichue partie. Ilan en vint à Chloé.
— Je n’ai pas de clés qui mènent à ce côté-là du bâtiment, confia-t-elle, depuis le début j’évolue dans l’aile des hommes et il n’y a aucun moyen de passer vers celle des femmes sans clé, j’ai vérifié. (Elle hocha le menton vers Philoza.) Mais lui, il les a, les clés. Et il est monté au moins au deuxième étage, voire davantage.
— Comment tu sais ça ? grogna l’intéressé.
Elle le sonda au fond des yeux.
— Je le sais, c’est tout.
Philoza haussa les épaules et prit sa tasse de café.
— Gygax aussi, il est allé par là. Et puis, je n’ai de comptes à rendre à personne. Chacun pour soi.
Il partit dans sa chambre. Ilan les considéra l’un après l’autre, le regard plein de haine. Ses lèvres dévoilèrent deux rangées de dents serrées. Il rabattit sa main sur sa barre de fer, provoquant un léger recul de Chloé.
— Il faut te calmer, Ilan. Tu n’es pas dans ton assiette, tu devrais t’allonger avant de faire une bêtise.
Ilan n’écouta pas. Toute son attention était désormais focalisée sur Gygax.
— Et toi ? Toi avec tes cases en moins, tu n’as rien à me dire sur la carte de mon père ? Pourquoi tu n’es pas fichu d’expliquer simplement ce qui se passe, hein ?
L’autre fit comme s’il n’avait rien entendu, il terminait ses céréales sans lever la tête. Ilan était sur le point d’exploser.
— Ah, vous voulez jouer. On va jouer.
Il sortit en les dévisageant chacun leur tour et, à ce moment-là, il en voulait autant à Chloé qu’aux autres. Elle ne l’épaulait pas, ne le soutenait pas, ne le croyait pas. Il n’était peut-être devenu, à ses yeux, qu’un malade mental. Dégoûté, il se rendit dans la salle d’eau, ouvrit l’armoire à pharmacie et avala des médicaments contre les maux de tête et la fièvre, qu’il accompagna de comprimés de vitamines. Peu importait l’ordre, la quantité, les posologies. Il devait se charger à bloc pour tenir.
Il se passa une main sur le front, il était très chaud.
Puisant dans ses réserves d’énergie, il disparut dans les couloirs, toujours sur ses gardes, les nerfs au bord de l’explosion. Dès qu’il fermait les yeux, il voyait ces flashes qui l’aveuglaient, ce tueur qui rôdait autour de lui sans jamais prononcer le moindre mot. Où ce parasite se cachait-il ?
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