Très vite, il se retrouva dans cette partie de l’hôpital où l’on avait traité les patients grâce à l’art. Il doubla la salle qui avait complètement brûlé. Tout autour d’Ilan, sur les murs, les monstres dansaient, des cercles concentriques tournoyaient comme pour l’hypnotiser. L’Enfer de Dante. La descente à travers les neuf cercles, la rencontre avec les occupants de l’enfer, comme le Minotaure, les Harpies… Ilan observa attentivement les dessins et se dit qu’il avait peut-être été aux côtés de Chardon quand ce dernier avait peint ces monstruosités. Qu’il avait fait partie du lot de tarés.
Les gouttes le conduisirent jusqu’à la porte fermée du théâtre.
Ilan fit glisser ses mains sur le velours pourpre et entra dans la salle, avec la plus grande prudence. Il était prêt à frapper à la moindre occasion.
Il descendit un petit escalier et se retrouva dans l’une des deux allées qui menaient vers la scène. Les grandes fenêtres grillagées donnaient sur une nuit insondable. Il n’était pourtant que 17 heures. Ou plutôt, déjà. Depuis ce matin, le temps semblait s’écouler en accéléré.
Le plafond voûté était troué à certains endroits et dévoilait la structure métallique du bâtiment. Droit devant s’étalait la grande scène, encombrée de ses décors : des arbres, des façades de maisons, des nuages suspendus, un grand soleil aux rayons en zigzag. Au-dessus, pendaient une multitude de câbles et de projecteurs, dont la plupart étaient allumés et braqués vers les sièges vides.
Ilan resta un moment sans bouger.
— Je sais qui tu es vraiment, s’écria-t-il. Tu es Lucas Chardon et tu te caches derrière l’identité de Vincent Gygax. Est-ce qu’on se connaît, Lucas ? Est-ce que j’ai déjà été enfermé entre ces murs avec toi ? Est-ce que nous étions amis avec C. J. Lorrain ?
Sa voix résonna dans toute la structure. Il promenait ses mains sur sa barre de fer pour se rassurer. Il ajouta :
— Je suis persuadé que tu as compris la carte de mon père. Que tu connais la signification de tous ces « Jacob » dans la chambre capitonnée du troisième étage. Est-ce toi qui les as écrits, d’ailleurs ? Aide-moi au moins à comprendre.
Comme il s’y attendait, sa requête n’obtint aucune réponse. Il continua à remonter la piste de sang, vérifiant entre chaque rangée de fauteuils. Il monta les quatre marches qui menaient sur la scène encombrée. Il poussa les décors sur roulettes, évolua entre des statues, des mannequins sans bras, des costumes accrochés, marchant toujours vers le fond. Les gouttes le poussaient vers l’endroit le plus obscur de la salle. Il frôla les grands rideaux rouges, chassa du bras les nuages qui pendaient au bout de leurs câbles. Où se cachait Gygax ? Était-il ressorti ? L’observait-il en ce moment même ?
Soudain, il découvrit, juste au milieu de la scène, un petit mouchoir ensanglanté et replié. Un renflement ne laissait aucun doute : il y avait quelque chose à l’intérieur.
Ilan s’agenouilla et posa sa barre de fer. Il écarta les bords du carré de tissu, retenant son souffle.
Les bijoux brillèrent sous la faible lumière.
Des anneaux et des boucles d’oreilles ensanglantés.
Ilan reconnut sur-le-champ les piercings de Naomie Fée. Il remarqua la peau au niveau des fermoirs. Ils avaient dû être arrachés violemment de son visage.
Il se redressa, la main devant la bouche, et recula jusqu’à chuter en arrière à cause d’une jardinière remplie de fleurs en plastique. Lorsque sa tête partit à la renverse, que ses yeux roulèrent vers la partie haute de la cage de scène, il le vit.
Vincent Gygax.
Lucas Chardon.
Il se tenait à sept ou huit mètres au-dessus du sol, assis à califourchon sur une passerelle de charge, sur laquelle étaient accrochés des jeux de lumière, des contrepoids, et où étaient suspendus certains décors comme les nuages ou le soleil. Il était nu et se balançait dangereusement d’arrière en avant, apparemment en proie à une crise. Ses yeux étaient rivés sur Ilan. Sa bouche était fine et droite comme une lame de rasoir. On aurait dit un oiseau de malheur, prêt à prendre un funeste envol.
Ilan se redressa et plaça une main en visière, de façon à se protéger d’un spot.
— Où est Naomie Fée, Chardon ? Qu’est-ce que tu lui as fait ?
Gygax agita la tête, comme s’il était attaqué par une nuée de mouches. Autour de son cou, il y avait une cordelette au bout de laquelle pendait une dizaine de clés.
— On m’a déjà enfermé ici. On m’a fait du mal. Tellement de mal.
Ses bras étaient croisés, il se caressait les épaules. Son mouvement de balancier s’amplifiait.
— Je me souviens bien maintenant. Les bains glacés. Les électrochocs. La folie, la grande folie qui rampe comme une marée noire dans ma tête.
Sa voix était un peu différente. Moins mûre, plus enfantine. Ilan se demandait qui parlait : Vincent Gygax, Lucas Chardon, ou quelqu’un d’autre ? Combien y avait-il de personnalités luttant dans sa tête afin de prendre le pouvoir ? Ignorait-il réellement qu’il était un assassin ? Qu’il avait tué tous ces gens ?
— Tu peux descendre, dit Ilan en essayant de garder son calme. Allez, viens.
— N’approche pas ! Ne bouge pas !
— Je t’en prie. Descends.
— Non, j’ai peur.
— Peur de quoi ? De qui ?
Gygax se mit doucement debout. Ses jambes flageolaient, ses orteils un peu recroquevillés dépassaient du treillis métallique. Il se gratta la tête comme un singe. Ses yeux noirs parcouraient la voûte craquelée.
— Je ne veux pas que ça recommence. Non, surtout pas. Trop de souffrance. Vous connaissez aussi cette souffrance-là. Vous, les autres candidats. On est tous pareils, on est frères de misère.
— Pourquoi dis-tu ça ? Nous aussi, on a été enfermés dans cet hôpital ?
Il pivota légèrement, comme pour faire demi-tour.
— Votre vie n’est qu’un théâtre, fit Gygax.
Ilan se décala pour mieux voir et aperçut les vêtements de Gygax, groupés en tas derrière un tronc en polystyrène. Le temps qu’il relève les yeux, l’homme nu, déséquilibré, basculait dans le vide dans un hurlement.
Il y eut un craquement. Les lunettes de Gygax furent éjectées de son visage pour s’écraser quelque part entre deux fauteuils.
Les pieds ne touchèrent pas le sol et restèrent suspendus à cinquante centimètres au-dessus de la scène. Le corps se balança quelques secondes au bout d’un filin métallique avant de tourner doucement sur lui-même.
Ilan s’approcha en courant. Gygax avait été tué instantanément, le cou enroulé dans un câble. De gros sillons lui barraient la gorge, ses yeux étaient restés grands ouverts. Ilan voulut d’abord fuir, mais il se figea quand il découvrit que le dos de Gygax était lardé de petites cicatrices. Des espèces de points grossiers, exactement identiques aux traces que Chloé avait sur la poitrine.
Impossible.
Ilan se rappelait l’excuse vaseuse que la jeune femme lui avait sortie, avec cette histoire de lustre décroché du plafond. Assurément, elle avait menti.
On est tous pareils, on est frères de misère. Ilan mesura la portée de cette phrase et en frémit. C’était pire qu’un cauchemar. Qu’est-ce qu’on lui avait fait ? Qu’est-ce qu’on leur avait fait ?
Il observa cet étrange collier de clés que Gygax s’était fabriqué et dut couper la corde avec un morceau de verre pour récupérer les petits sésames. L’une de ces clés permettait sans doute d’accéder au troisième étage. Peut-être de libérer l’étrange femme aperçue sur l’un des écrans. De fiche le camp d’ici.
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