— Laquelle ?
— Un endroit glacial et inhospitalier, où chacun attend d’être jugé. Un peu à l’image de celui-ci…
Philoza se dirigea vers la porte.
— Tu devrais prendre une bonne douche, tu sais ? Te reposer un peu. Demain, la route sera longue.
— Tu as raison.
— En attendant, je fais un dernier tour dans le couloir, histoire d’essayer une ultime fois, pour Jablowski. Si je ne le trouve pas, on partira sans lui. On trouvera des secours ou la police, et on les enverra ici.
— Très bien. Dis… un truc me revient, un vieux souvenir scolaire, en rapport avec ces histoires d’enfer et de purgatoire. Est-ce que tu sais qui est Hadès dans la mythologie grecque ?
— Il a un rapport avec l’enfer, il me semble, répliqua Philoza.
— Il était le maître des Enfers, oui. Il empêchait les morts d’en sortir.
— Ah, OK… (Il eut un rire pincé.) On est tous au purgatoire, donc, direction l’enfer, et Hadès nous empêche d’en sortir ? C’est cool. Faut vraiment que tu te reposes.
Sur ce, Philoza quitta la chambre. Quelques minutes plus tard, Ilan était sous le jet brûlant de la douche. Il pensait désormais au grand vitrail ovale, dans le hall d’accueil. Les visages en souffrance — le Christ, les disciples. Pourquoi y avait-il des vitraux religieux à l’entrée d’un hôpital psychiatrique ? Pourquoi avait-on laissé des patients peindre des figures en rapport avec L’Enfer de Dante sur les murs de cet hôpital ? Pourquoi son père s’était-il inspiré de l’échelle de Jacob pour coder son énigme ? Que venaient faire ces références religieuses dans l’histoire ?
Le purgatoire…
Ilan resta longtemps sous la douche, en proie à ses interrogations.
Quand il sortit de sa cabine, il stoppa net, les mains devant la bouche.
Frédéric Jablowski gisait sur le carrelage, les yeux grands ouverts, recroquevillé en chien de fusil. Il était en tenue civile, chaussures de randonnée aux pieds.
Son pull à col roulé était maculé de sang au niveau de l’abdomen.
Et percé de petits trous.
Ilan resta figé, n’arrivant pas à réaliser ce qui se passait.
Frédéric Jablowski, tué à coups de tournevis.
Et son cadavre mis en scène en plein milieu de la salle d’eau, alors qu’Ilan prenait sa douche.
Tout tremblant, le jeune homme contourna le corps, retenant un hurlement. En panique, il se rua dans le couloir qui menait aux chambres. Il doubla la cuisine vide et vit le monde s’effondrer lorsqu’il découvrit la croix noire clouée sur la porte de la chambre de Chloé.
Cette fameuse croix privée de son christ qu’il avait ramassée dans la chambre 27.
Il se précipita dans la pièce. L’inconnue aux longs cheveux noirs dormait sur le lit, sa poitrine bougeait doucement. Mais Chloé avait disparu. Des bandages étaient déroulés sur le sol, des flacons étaient renversés.
À l’évidence, il y avait eu lutte.
Ilan ressortit dans le couloir, fouilla toutes les chambres en criant le prénom de Chloé. Il était à bout de souffle, à bout de forces.
Toutes les pièces étaient vides. Un peu plus loin, l’obscurité le défiait.
Il n’y avait qu’une seule solution : Philoza l’avait eu.
C’était lui le tueur au tournevis.
Philoza était Lucas Chardon.
Il avait entraîné une nouvelle proie dans les méandres de cet hôpital maudit.
Ilan se réfugia dans la chambre de Chloé et, avant de fermer à clé, décrocha la croix noire. Il avait les larmes aux yeux. Pourquoi avait-il laissé la jeune femme seule ? Pourquoi n’avait-il pas davantage veillé sur elle ?
Il avait été aveuglé par le comportement troublant de Gygax, ses manières, son dédoublement de personnalité, tandis que derrière, Philoza agissait dans l’ombre, tissant lentement sa toile. Il avait très bien pu tuer la candidate rousse et prendre sa place. Il s’était placé devant le casier numéro deux lors de l’assignation des premiers objectifs, dans le trio de tête. Il avait été le premier à annoncer la disparition de Ray Leprince et avait prétendu n’avoir rien entendu, alors que sa chambre était mitoyenne. Ilan se souvenait également de la question que Philoza avait posée lorsqu’il avait découvert le corps pendu de Gygax : Gygax a-t-il parlé avant de tomber dans le vide ? A-t-il expliqué le sens de tout ceci ?
Chloé avait toujours été méfiante à son égard. Elle l’avait senti.
Ilan se laissa choir le long du mur, pleurant en silence. Il manipulait le crucifix, désormais transformé en croix mortuaire. Philoza l’avait récupérée dans sa chambre pour l’accrocher ici. Il était donc au courant du harcèlement que Chloé avait subi à son appartement et de son passé psychiatrique. Ça renforçait la théorie que les candidats se connaissaient tous, qu’ils avaient tous été enfermés entre ces murs à un moment donné.
Ilan jeta la croix sur le côté. Moralement détruit, à bout de nerfs, il regarda sa montre : il était tout juste 22 heures. Il restait dix bonnes heures avant que le jour commence à se lever et qu’Ilan puisse fiche le camp de cet enfer pour prévenir la police.
Dix heures à essayer de survivre.
Dernier jour
Ilan était bien décidé à se battre jusqu’au bout.
Il avait récupéré son arme avec les tessons de verre, la carte de son père, les dessins, la bible, le jeu de tarot trouvé dans la chambre 27, comme autant de preuves de sa présence dans cet hôpital. Il s’était barricadé dans la chambre de Chloé. Il ne sortirait plus d’ici avant les premières lueurs du jour.
4 h 07. Le vent était tombé et un grand silence s’était installé. Assis contre le mur, Ilan luttait pour ne pas sombrer. La fatigue était dure à combattre, les nerfs lâchaient, mais Philoza devait être là, pas loin, Ilan le sentait. Prêt à le frapper avec son tournevis et à faire une huitième victime, si on comptait la candidate rousse du troisième étage.
Ilan ferma les yeux. Il n’arrêtait pas d’imaginer Chloé morte, la tête rejetée sur le côté, de petits trous sur sa poitrine. Il la distinguait aussi bien qu’un vrai souvenir.
Il rouvrit les yeux en criant.
Il n’avait plus aucun doute. Au fond de lui-même, il savait qu’elle était morte.
Il les savait tous morts.
Au fil des minutes, la femme aux longs cheveux noirs manifesta de plus en plus de signes de conscience. Ilan se positionna en silence face à elle et attendit qu’elle émerge. Elle n’était plus qu’une fragile brindille qu’un simple courant d’air pourrait briser. Pourquoi Philoza l’avait-il épargnée ?
Les iris sombres se dessinèrent enfin lorsque ses paupières se relevèrent doucement. Ses pupilles se rétractèrent, ses lèvres sèches s’écartèrent pour laisser passer l’air.
— Vous ne risquez plus rien, murmura Ilan en essuyant ses larmes. Nous sommes ici en sécurité, au rez-de-chaussée de l’hôpital. Dans quelques heures, nous sortirons et irons trouver des secours.
La femme se redressa avec difficulté. D’un air lointain, elle regarda les gants scotchés autour de ses mains, puis regroupa ses genoux contre son torse. Elle se mit à se balancer calmement d’avant en arrière, détaillant la pièce. Il y avait quelque chose de terrifiant dans son regard : une folie bouillonnante.
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