Ilan n’en crut pas ses yeux. Le paysage dessiné sur sa carte se dévoilait en contrebas, au-delà des hautes enceintes de l’hôpital. Les montagnes couvertes de neige avaient la même forme que sur le dessin, la forêt se déployait d’une façon identique sur les pentes, le lac sortait progressivement de l’ombre, à mesure que le soleil s’arrachait de la vallée. Le ciel était d’un bleu pur, sans aucun nuage.
Le dessin et la réalité étaient identiques, si on faisait abstraction de la neige.
C. J. Lorrain avait dit la vérité.
Une vie qui vole en éclats en une fraction de seconde : Ilan eut l’impression d’exploser. Il n’y avait jamais eu de recherches secrètes, d’assassins traquant ses parents, de morts dans une tempête. Ces souvenirs, on ne les lui avait pas incrustés de force dans la tête. Ces souvenirs, il se les était créés lui-même.
C’était juste la vaste illusion d’un malade mental, dont il avait à présent parfaitement conscience.
Il s’apprêtait à déchirer le dessin lorsque son regard buta sur la phrase du haut : Ici-bas c’est le Chaos mais au sommet, tu trouveras l’équilibre. Là sont toutes les réponses. L’équilibre… Il pensa à une balance… Il sortit de sa poche la carte de tarot du Pendu. Le sommet de l’échelle, c’était le septième barreau. Ilan compta alors sur ses doigts : Bélier, Taureau, Gémeaux, Cancer, Lion, Vierge, et… Balance.
Au sommet, il y avait donc la Balance. La Balance et l’équilibre.
Ilan regarda de nouveau par la fenêtre. Ses yeux se dirigèrent alors sur l’île en forme de balance. Elle se trouvait également sur son dessin.
Il venait enfin de trouver la dernière clé de la carte au trésor.
Peut-être n’y avait-il rien derrière l’ultime porte, juste le néant. Mais Ilan voulait aller jusqu’au bout de son histoire.
Il n’était pas revenu dans cet hôpital désaffecté par hasard.
Quelle que fût la vérité, elle l’attendait là-bas, sur l’île.
L’échelle dépassait d’à peine quelques centimètres le haut du mur d’enceinte, à l’arrière de l’hôpital.
Vêtu de son blouson, sa tenue civile et ses gants, Ilan grimpa les barreaux avec prudence, atteignit le faîte, tira l’échelle à lui et la bascula de l’autre côté. Il regarda une dernière fois l’hôpital en forme de chauve-souris : ses hauts murs sombres, ses petites fenêtres grillagées. Dire qu’il avait vécu quatre jours à l’intérieur. Quatre jours, piégé par une tempête effroyable, manipulé, traqué. Vu de l’extérieur, sous ce magnifique soleil qui jaillissait entre les montagnes, toute cette histoire ressemblait juste au scénario d’un film d’horreur. Il s’imaginait déjà raconter son calvaire aux policiers. Il ne savait même pas par où commencer.
Il entama sa descente. Il atterrit sur une couche de neige qui lui montait quasiment jusqu’aux genoux et se mit en route vers le lac. L’étendue d’eau était située dans un creux quatre ou cinq cents mètres plus loin, et le dénivelé pour l’atteindre devait faire une cinquantaine de mètres.
Le trajet fut pénible, Ilan dut s’accrocher aux arbres, chuta à plusieurs reprises, glissa sur les fesses, mais il finit par atteindre les rives du lac en un seul morceau. Il était grand et large, ses eaux étaient d’un bleu presque translucide, et le soleil y rayonnait de toute sa force.
L’île en forme de balance se trouvait sur la gauche, loin de tout rivage. La dense forêt de pins qui la recouvrait interdisait d’y voir quoi que ce soit. Elle mesurait une soixantaine de mètres. Était-ce vraiment là qu’avait vécu le tout premier directeur de l’hôpital, comme l’avait signalé Hadès ? Était-ce de cet endroit que l’on pouvait entendre les patients hurler ?
Ilan entreprit de s’en approcher en longeant le rivage. Les perspectives changeaient au fil de son déplacement, si bien que, à l’opposé de l’endroit où il se trouvait, se dessina un long ponton qui permettait de rejoindre l’île. Ilan se le répéta encore une fois : ses recherches n’étaient pas vaines, un trésor existait et il l’attendait au bout du chemin.
Ce fut à bout de souffle qu’il s’engagea sur le ponton glissant. Le soleil rayonnait sur la neige et l’aveuglait. Le bois craquait, l’eau clapotait avec mollesse sur les piliers de bois. Très vite, Ilan disparut d’un côté de l’île, dans l’ombre des pins, pour réapparaître de l’autre côté. D’ici, il avait une vue directe sur le complexe psychiatrique, accroché à flanc de montagne. Quel décor sinistre… Il se contracta sous son blouson et repartit vers la forêt. Plus loin, la clarté réapparut, des rayons puissants traversaient les branches et venaient mourir sur le sol d’une clairière.
Au milieu trônait une habitation de bois et de pierre. Elle ressemblait à un refuge de montagne, avec très peu de fenêtres, des murs massifs, une porte gigantesque. Ilan s’en approcha avec appréhension, la gorge serrée : il avait déjà vu cette habitation, elle se trouvait quelque part au fond de sa mémoire. Il leva les yeux et aperçut un hélicoptère de la gendarmerie qui s’approchait.
Il sut dès lors que les forces de l’ordre venaient pour lui. Pour le chercher.
Il se présenta devant la porte, respira un bon coup et la poussa.
Ça puait la mort là-dedans.
Les cadavres gisaient au sol ou dans des lits superposés. Habillés et portant leurs chaussures de randonnée. Tous tués à coups de tournevis.
Ilan reconnut immédiatement le gros Mocky, au beau milieu de l’unique pièce. Il était nu. À ses côtés, Jablowski, recroquevillé comme un fœtus. Puis Naomie Fée, Ray Leprince, Vincent Gygax, que le tueur avait décroché de ses câbles pour le ramener ici. Un autre corps se trouvait sous des draps, au fond sur le lit du haut. Il voulut voir de qui il s’agissait. Il s’effondra en découvrant d’abord Chloé, sur la droite, frappée en pleine poitrine et traînée dans un coin. Elle avait la tête légèrement inclinée, les bras en croix, et son visage n’exprimait plus que la souffrance.
Il lui caressa les joues en hurlant.
Ils étaient tous là. Les candidats de Paranoïa . Tous morts.
Ilan se traîna au sol et découvrit, contre les plinthes, le tournevis au manche orange. Il le prit et le serra dans sa main, comme une arme. Il avait l’impression de se trouver en enfer.
Restait un corps à découvrir. Qui le tueur avait-il ramené pour le placer sur le lit du haut ? Cette candidate rousse, Valérie Gerbois ? Virgile Hadès ?
Il s’apprêtait à soulever le drap quand une voix étouffée par du tissu résonna derrière lui.
— Alors, tu n’as toujours pas compris ?
Ilan se retourna en sursautant. Le tueur au tournevis se tenait dans l’embrasure de la porte, vêtu de sa combinaison orange, sac de toile sur la tête. Ilan braqua son tournevis devant lui.
— Pourquoi ? fit-il. Pourquoi tout ça ?
— Parce qu’il fallait rétablir la vérité. Et que tu te rendes compte par toi-même. Tu cherchais un coupable depuis le début, mais c’est toi qui as tué tous ces gens, les uns après les autres. Toi, et toi seul. Et quand on y réfléchit, c’est logique.
Ilan renforça l’étreinte sur le manche de son tournevis.
— Tu es fou, Philoza, Chardon, ou quel que soit ton nom.
— Est-ce moi qui tiens ce tournevis ? Est-ce moi qui suis couvert de sang ? Tu connais cet endroit parce que tu y es déjà venu, avec Chloé Sanders, Vincent Gygax et les autres. Ces vieilles pierres ne te parlent pas ? Il y avait autant de neige, dehors, et le soleil brillait de la même façon. Le refuge où tout le monde a été massacré, c’est celui-ci. Et c’était l’année dernière.
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