— C’est maintenant que l’énigme devient intéressante. Il y a longtemps, la poste française a émis deux timbres à l’effigie de ces deux bateaux. Le Gros-Ventre valait trois francs cinquante, et la Fortune cinq francs.
Ilan fit un rapide calcul.
— Sept dixièmes plus cher…
— Exactement.
Le jeune homme imagina les heures, les journées de recherches, pour en arriver à ce résultat. Les nuits blanches… Malgré son enthousiasme, Chloé avait l’air fatiguée elle aussi, et plutôt soucieuse, finalement. Le jeu la consumait certainement de l’intérieur.
— Après, j’ai calé pas mal de temps sur la fin de l’énigme, notamment sur cette histoire de « jour J », fit-elle. Pourquoi donner une indication temporelle si précise ? Et comment les prix des timbres peuvent-ils varier, comme le suggère « il vaudra sûrement plus, le jour J, que les sept dixièmes » ?
— Ils varient à la revente, dans les collections ou les bourses de philatélistes ?
Elle afficha un autre site Internet. On y voyait des photos de timbres encadrés, puis l’intérieur d’un bateau.
— Précisément. Dans deux jours, il y a une grande exposition et vente de timbres rares sur les quais de Seine, le long de l’avenue Kennedy, à Paris. Ça se passera sur une péniche.
Ilan parcourut la page Web des yeux. La péniche était luxueuse, avec ses courbes élégantes, ses salles de réception aux grandes baies vitrées. Elle s’appelait l’ Abilify .
— L’important, c’est que ces deux timbres y seront probablement, enchaîna Chloé. C’est la porte d’entrée du jeu, Ilan. Paranoïa est dans la capitale et ses promesses n’attendent que nous. Il s’agit là d’une occasion qu’on ne peut pas manquer.
Le jeune homme se leva brusquement.
— Je ne veux pas remettre les pieds là-dedans. Désolé.
Chloé se redressa également. Elle se dirigea vers une boîte transparente, posée sur un meuble du salon. Elle contenait une petite météorite.
— On l’a gagnée à deux, celle-là. Une chasse qui nous a menés jusqu’au fin fond de l’Auvergne. Cinq mille euros de gain et cette météorite, c’était déjà pas si mal. Tu te rappelles cette belle victoire ?
— Oui, mais c’était du temps où tout allait bien. Entre nous deux, je veux dire…
— Ici, c’est au moins trois cent mille euros ! Paranoïa , c’est dix, cent fois plus excitant, Ilan. C’est le shoot ultime. Ce que nous, les joueurs, on a toujours cherché. Le Graal. Un jeu dont on ignore les règles, et qui nous confrontera à nos propres terreurs. Tu n’as pas envie d’un peu d’adrénaline ?
— J’ai eu suffisamment de frayeurs avec la mort de mes parents.
Elle allait et venait, quasiment au pas militaire.
— J’aimerais vraiment savoir comment ils vont s’y prendre. Ce qu’ils attendent des joueurs. Et connaître le pourquoi du comment de l’existence de ce jeu.
Ilan lui en voulait de débarquer ainsi chez lui, de rallumer le brasier qu’il venait à peine d’éteindre. Elle s’approcha et lui prit la main.
— Ne dis rien maintenant, et réfléchis bien. Moi, je serai sur la péniche, dans deux jours. Si tu choisis de venir, on doit faire comme si on ne se connaissait pas. Il faudra qu’on ait toutes nos chances de participer, tous les deux, pour augmenter les probabilités de gagner.
Ilan fixa ces longs doigts aux ongles parfaitement taillés.
— T’as les mains glacées.
Elle les retira prestement et partit refermer le capot de son ordinateur portable.
— Vendredi, Ilan, n’oublie pas.
— Je n’irai pas sur cette péniche. Depuis la disparition de mes parents, c’est difficile pour moi de voir un bateau, même en peinture. Je suis désolé.
Elle le regarda droit dans les yeux. À cause des lentilles colorées, Ilan avait l’impression d’avoir affaire à une autre femme, pas à la Chloé qu’il avait connue.
— Tu me demandais pour mes études de psycho, tout à l’heure, dit-elle. Il s’est passé quelque chose quand on s’est séparés, qui fait que ma vie a beaucoup changé.
— D’où le look différent ?
— Si on va plus loin tous les deux, je t’expliquerai. Promis.
— Si on va plus loin, maintenant…
— Dans l’aventure, je voulais dire.
— J’avais bien compris. Tu crois que tu peux débarquer comme ça dans ma vie, alors que tu ne veux même pas m’expliquer pourquoi tu es partie ?
— Je t’ai fait mal, j’en ai conscience, et je ne suis pas venue pour me racheter. Moi aussi, j’ai beaucoup souffert. Aujourd’hui, je fais ça par loyauté. Cette victoire, on la mérite tous les deux.
Elle prit la direction de la porte et s’arrêta devant une photo des parents d’Ilan.
— La police a retrouvé les corps, finalement ?
Ilan secoua la tête.
— Je suis désolée, fit-elle.
— Ça va.
— Et le cahier de ton père ? T’as réussi à comprendre le sens de son énigme ?
— Pas encore.
— J’aimerais bien m’y pencher à nouveau, un de ces jours. Je suis sûre qu’avec le temps je pourrais avoir un œil neuf. Peut-être que le mystère s’éclaircirait enfin.
— Laisse tomber, Chloé.
Elle revint vers lui.
— Deux ans après, t’y crois toujours, n’est-ce pas ? Cette conspiration contre eux, pour cette histoire de recherches secrètes et de documents planqués je ne sais où ?
Elle avait prononcé ces mots sur un ton qui ne plut pas à Ilan. Il la raccompagna jusqu’à la porte.
— Je n’ai jamais consulté de psy, si c’est ce que tu veux savoir. Ni pour décrocher des jeux ni pour une quelconque forme de… paranoïa, comme tu as l’air de le penser.
— Je ne parle pas de ça. Tu as toujours été attiré par la théorie du complot et…
— Ce complot existe, j’en ai la certitude. Mes parents ne seraient jamais sortis par un jour de tempête. On les y a contraints. On les a assassinés. Un jour, la vérité éclatera, j’en suis sûr. Et concernant tes allusions, au cas où tu n’aurais pas remarqué, je me débrouille très bien tout seul.
Chloé fit tinter les clés de sa voiture.
— L’état de ta maison ne m’a pas donné cette impression. On dirait celle d’un fantôme. Les draps sur les meubles, il n’y a que dans les demeures inhabitées qu’on voit ça. Tu devrais redonner un coup de neuf à la façade et au reste, ça fait vraiment… glacial. C’est toi-même qui me racontais le mal que tes parents s’étaient donné pour que cette belle bâtisse existe. J’aurais tant voulu les connaître, mais tu t’es toujours arrangé pour qu’on ne se voie jamais, eux et moi. Pourquoi ?
Ilan se contenta de hausser les épaules.
Chloé disparut, si rapidement que le jeune homme se demanda s’il n’avait pas juste rêvé.
Lorsqu’il revint dans le salon, il trouva un carton d’invitation posé sur la table basse, qui permettait l’accès à l’ Abilify , deux jours plus tard. Au dos était écrit : « Je compte vraiment sur toi. »
Tout était bien réel.
Ilan marchait vite, les mains dans les poches et le nez caché sous son écharpe, le long de l’avenue Kennedy.
L’hiver qui arrivait s’annonçait rigoureux, glacial d’après les météorologues, et certaines régions étaient déjà sous la neige. On prédisait, dans les jours à venir, une énorme dépression avec vents violents et précipitations, qui s’étendrait à toute la France.
Sur la droite, la Seine coulait, épaisse, et paraissait aussi noire que le fleuve des Enfers. En face, la tour Eiffel étincelait de mille lumières, comme le seul îlot de chaleur dans les ténèbres.
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