— On dirait que tu la connais ? demanda Chloé.
— Non, je ne l’ai jamais vue.
— Ce n’est pas l’impression que ça m’a donnée.
Ilan considéra son blouson taché.
— C’est pas vrai !
— Les toilettes sont au-dessus. Je reste dans le coin, va frotter ça et fouille à l’étage, si tu veux bien. On reste séparés, on s’envoie un SMS si on trouve quelque chose. (Elle désigna Le Parisien qu’il tenait dans la main.) Et arrête de te balader avec ce journal. Toi et ta manie de ramasser tout ce qui traîne…
Ilan la laissa s’éloigner, puis remonta vers le pont. Les toilettes se trouvaient à l’autre bout de la péniche. Il s’aventura le long des coursives et aperçut Naomie Fée, aux côtés d’un type aux cheveux gris avec qui elle discutait. Sans réfléchir, il alla à la confrontation.
— Vous devriez vous méfier, fit-il à l’intention du cinquantenaire. Elle couche d’abord, et dès qu’elle a obtenu ce qu’elle voulait, elle se tire.
L’homme montra sa stupéfaction. Un richard, songea Ilan, avec sa montre de marque et son costume sur mesure. Naomie Fée lui chuchota quelque chose à l’oreille et il s’éloigna avec calme. Tranquillement, la jeune femme sortit un paquet de cigarettes de luxe et s’en alluma une. Elle tira dessus, avant de cracher la fumée vers le visage d’Ilan.
— T’es amateur de timbres ? demanda-t-elle. Je l’ignorais.
Fée avait des yeux noirs, profonds, deux piercings à chaque oreille et un dernier sur l’aile gauche du nez. Elle avait peut-être vingt-cinq, vingt-six ans. En fait, Ilan ne connaissait pas précisément son âge, ni quoi que ce soit d’autre sur elle, d’ailleurs, sauf qu’elle était la pire des prédatrices et une sérieuse adversaire de jeu. Elle avait fait de ses participations aux courses au trésor et de ses victoires ses principaux revenus. Aussi défendait-elle son territoire comme un chien enragé.
Elle s’appuya sur le bastingage et fixa les lumières de la capitale, tournant le dos à son interlocuteur.
— J’ai reconnu Sanders. Changement de look. Qu’est-ce qui lui arrive ? Elle cherche à fuir quelque chose ?
— Le changement, t’as pas l’air de connaître, toi, répliqua Ilan. Toujours la même dégaine de garçon manqué.
— Je me doutais bien que tu serais dans le coin. T’es revenu dans la course ? Je n’ai pas beaucoup vu circuler ton pseudo sur le Net dernièrement.
— Je ne suis pas revenu dans la course. Je suis passé à autre chose.
— Qu’est-ce que tu fiches ici, alors ?
— Je suis amateur de timbres, comme tu dis.
Elle mesurait une tête de moins qu’Ilan, ce qui ne l’empêchait pas d’être aussi dangereuse qu’une veuve noire.
— T’as pris du poids, on dirait, fit-elle sans se retourner. Les antidépresseurs, ça fait grossir, je crois.
— Parlons pratique et évitons les formules toutes faites. T’as trouvé l’entrée ?
— Et toi ?
— Ça se pourrait bien, oui.
Cette fois, elle le regarda dans les yeux et renifla.
— Pas besoin de baiser avec toi pour savoir que tu bluffes, Dedisset. Tu sens le mensonge à plein nez.
Ilan serra plus fort son journal, Fée le remarqua et, curieusement, à cet instant, quelque chose changea dans son regard. Elle balança sa cigarette à peine consumée dans les eaux noires du fleuve.
— On risque de se retrouver encore une fois sur le même chemin, fit-elle en s’éloignant. Surveille bien tes arrières. Et passe le bonjour à tes parents.
— T’es définitivement la pire des garces.
Elle retourna vers le pont rejoindre l’homme aux cheveux gris qui attendait. Ilan était sur les nerfs, le stress l’habitait à nouveau : Fée n’était qu’une fichue machine à détruire. Après une nuit au lit, elle lui avait une fois volé toutes ses recherches sur une chasse au trésor.
Il s’était promis de lui rendre la monnaie de sa pièce.
Paranoïa en serait peut-être l’occasion.
Il gagna les toilettes, jeta son journal dans une corbeille et se passa de l’eau sur le visage. La migraine du début de soirée avait heureusement disparu. Le calme de l’endroit lui fit du bien. Il chercha du papier pour nettoyer son blouson, mais à part un séchoir électrique, il n’y avait rien. Il fouilla dans ses poches pour en sortir un paquet de mouchoirs. À ce moment-là, un papier plié chuta sur le sol. Ilan le ramassa et lut :
« On vous surveille. C’est tout sauf un jeu. N’y entrez surtout pas. Je connais des réponses, je peux vous aider à découvrir la vérité.
B. P. »
Ilan se rappela immédiatement la femme qui l’avait bousculé dans la salle d’exposition : la grande brune à la tenue de motarde. Il était évident qu’elle avait glissé ce mot dans sa poche. De quelle vérité parlait-elle ? Qui était-elle, pourquoi voulait-elle l’aider ?
Sans tarder, Ilan retourna sur l’avant de la péniche, scrutant la foule. L’inconnue était peut-être encore là. Il redescendit vers le hall de réception, traversa la passerelle et se retrouva rapidement le long des quais. Pourquoi cette femme s’était-elle enfuie sans lui parler ? Avait-elle peur qu’on la remarque ?
Qui le surveillait ?
Les ombres, peut-être.
C’est tout sauf un jeu. Elle parlait sûrement de Paranoïa . Si ce n’était pas un jeu, alors qu’est-ce que c’était ?
Ilan retournait aux abords de la péniche quand il vit Naomie Fée qui dévalait la passerelle quasiment au pas de course. Elle serrait un exemplaire du Parisien contre elle. Très vite, elle bifurqua sur la droite et disparut sur un scooter quelques secondes plus tard.
Ilan resta figé, tandis que la dernière phrase de l’énigme se mettait à tourner en boucle dans son esprit : « Dans le contenu du contenant, passe alors par la petite entrée. »
Il sortit son téléphone portable et, malgré ses mains gelées, envoya un message à Chloé :
« J’ai trouvé l’entrée. En sortant, embarque 2 exemplaires du Parisien. Et rejoins-moi rue du Ranelagh. »
Bonnet sur la tête, le menton dissimulé derrière le col de son blouson, Ilan attendait à proximité de la Maison de la Radio, fondu dans l’obscurité, le long des grilles. Il manipulait nerveusement le papier qu’on avait glissé dans sa poche. Lorsque Chloé arriva, il sortit de l’ombre, lui agrippa le bras et la tira à lui.
— Ilan ! Qu’est-ce qui te prend ?
Il l’emmena non pas rue du Ranelagh, mais rue de Boulainvilliers, là où il avait garé sa voiture. Il ne cessait de se retourner.
— Je préfère ne pas prendre de risque. On nous surveillait sur la péniche. Allons à ma voiture.
— On nous surveillait ? Qui ?
Il tendit le papier à Chloé.
— Les caméras, à ton avis.
— Logique, vu la nature de l’exposition. Il y en avait pour des centaines de milliers d’euros. Et n’oublie pas le jeu. C’est complètement normal qu’ils s’intéressent aux candidats potentiels.
— Lis ça.
Journaux sous le bras, la jeune femme parcourut le billet rapidement. Elle le rendit à Ilan, apparemment perturbée.
— Où tu l’as trouvé ?
— Dans la poche de mon blouson. On devrait peut-être arrêter là. Tout est trop bizarre, et c’est sans doute dangereux.
Chloé ralentit le pas. Elle gardait le silence, les mains dans les poches.
— Pourquoi tu ne dis rien ? s’inquiéta Ilan.
— Pourquoi ? Parce que c’est ton écriture sur ce papier.
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