Ilan aimait ces ambiances mystérieuses dont il imprégnait ses scénarios, mais ce soir-là il n’avait pas vraiment le moral. Depuis la visite de Chloé, il n’avait pas beaucoup dormi, hanté par ses yeux d’un bleu trop artificiel. Pourquoi avait-elle changé d’apparence à ce point ? Avait-elle cherché à gommer définitivement son passé et donc son histoire avec lui ?
Il arriva au niveau des péniches. Certaines dormaient dans l’obscurité, d’autres témoignaient de l’activité humaine. Des familles, des femmes ou des hommes seuls vivaient sur l’ Anastase II , la Calvacante , la Farinata . Ilan se contracta sous son blouson. Il songea à ses parents. Ils aimaient les bateaux, ce mode de vie au rythme des vagues et des courants. Chaque fois qu’ils avaient mis le nez en dehors de leur lieu de travail, ça avait été pour partir pêcher au large de Honfleur, le long des côtes normandes. Ilan voyait encore le nom peint sur la coque de leur voilier : Hudson Reed .
Mais très vite, des images de proue déchirée, de mâts brisés se superposèrent à ses souvenirs. Il vit sa mère hurler, crier à l’aide, et l’eau entrer à gros bouillons dans sa bouche. Il imagina son père retourné par les vagues, charrié par les flots dantesques comme une poupée de chiffon.
Ilan avait vu les photos du désastre prises par la police. Et pleuré sur l’absence des corps, emportés par les courants, selon la version officielle. Ces images continuaient à le hanter, nuit après nuit.
Il était 21 h 10. Le jeune homme prenait son service à la station-essence à minuit. Il se sentait mal, la gorge serrée, les mains moites sous ses gants. Il arriva devant l’ Abilify , une belle péniche de réception blanc et bleu. Une petite passerelle permettait l’accès au pont. Près d’une coursive, se tenaient des gens en costume et gros pardessus, coupe de champagne à la main. Le jeune homme présenta l’invitation laissée par Chloé et put monter. Il pénétra finalement sous une verrière, où attendaient deux hôtesses vêtues du même uniforme.
— Vous allez bien, monsieur ?
— Ça va. On restera à quai ?
— Bien sûr. Bienvenue sur l’ Abilify .
Il devait être très pâle. Heureusement, le bateau ne tanguait pas et était solidement amarré à la berge. On lui proposa d’emblée une coupe de champagne, qu’il accepta volontiers. Des exemplaires du Parisien étaient disponibles en pile sur un présentoir, Ilan en prit machinalement un qu’il roula dans sa main libre.
Après une bonne gorgée d’alcool, il retrouva ses esprits et se détendit : le navire était solide, il ne pouvait rien lui arriver. Le brouhaha, la musique de fond, les présences humaines finirent par le rassurer.
Il pensa à la raison de sa présence sur ce bateau. S’il était vraiment dans l’antre de Paranoïa , qui faisait partie de l’équipe d’organisation du jeu ? Les hôtesses, les vigiles, les invités ? Quand commencerait la partie censée mener aux trois cent mille euros ?
Avant de se décider à venir, Ilan avait longtemps surfé sur Internet et n’avait pas réussi à trouver qui organisait la soirée. Même le nom de la péniche ne donnait aucune piste : les organisateurs avaient bien tout cloisonné, y compris sur Internet. Qui payait ce champagne, ces petits-fours ? D’où venaient tous ces gens ? Étaient-ils de vrais amateurs de timbres, des joueurs potentiels ou des complices ? Ilan se rappelait le slogan de Paranoïa , déniché à plusieurs reprises sur des forums confidentiels : Paranoïa, le jeu aux possibilités illimitées. Pour 300 000 euros, oserez-vous défier vos peurs les plus intimes ?
Des escaliers menaient vers la cale, là où avait lieu l’exposition. La pièce était immense, parfaitement éclairée et bondée. Femmes en robes du soir colorées, hommes en élégantes tenues. Ilan hallucina quand il vit le prix de certains timbres qui atteignaient des montants à trois ou quatre zéros.
Le jeune homme se fraya un passage et aperçut Chloé. Elle était seule, coupe aux lèvres, et fixait naturellement les timbres. Elle portait un pantalon en velours côtelé noir, son long manteau et avait plaqué ses courts cheveux vers l’arrière. Pour une fois, elle s’était maquillée, et elle rayonnait. Ilan s’approcha et feignit d’observer le timbre sous sa protection de verre.
— Le Basel Dove . Dix mille trois cents euros. J’ai les trois cents euros, à la limite. C’est bien un timbre suisse, ça.
— Je savais que tu viendrais, fit Chloé.
— Je suis juste de passage.
Elle détailla discrètement sa tenue.
— Tes chaussures de randonnée, tu n’as pas l’impression que ça détonne avec le reste ? T’aurais pu faire un effort, quand même.
Ilan se décala légèrement vers le timbre d’à côté et porta sa coupe aux lèvres.
— J’ai pas fait gaffe, désolé. Et personne ne prête attention à mes chaussures, de toute façon. Alors, qu’est-ce que ça donne ?
— Il y a des caméras un peu partout.
Ilan dressa rapidement un état des lieux, tandis que Chloé continuait à parler.
— Naomie Fée est dans le coin. Cette garce traînera toujours dans nos pattes, où qu’on aille. Je crois qu’elle ne m’a pas reconnue.
Ilan sentit l’adrénaline monter. Il roula des yeux, à la recherche de la petite brune aux nombreux piercings.
— S’il y a le vautour, c’est que la charogne n’est pas loin, assura-t-il. C’est bon signe, ça prouve que tu ne t’es pas plantée et que tu es sur la bonne piste.
— C’est certain. C’est la deuxième fois en une heure qu’ils diffusent Le Lac des cygnes en musique de fond.
Ilan jeta un œil vers les enceintes discrètes, accrochées au mur. Il remarqua également les caméras de surveillance dont parlait Chloé.
— Le Lac des cygnes… En plus, ils ont de l’humour.
— Certainement plus que Fée, en tout cas. Elle nous déteste, elle va tout faire pour nous mettre des bâtons dans les roues, j’en suis sûre.
Ils se décalèrent encore comme si de rien n’était. Nouveau timbre hors de prix : l’ Havlane . Ilan posa sa coupe vide sur le plateau d’un serveur et en saisit une autre.
— « cherche l’Obèse, il vaudra sûrement plus, le jour J, que les sept dixièmes de la Fortune. Dans le contenu du contenant, passe alors par la petite entrée. » T’as compris la fin ? T’as trouvé la petite entrée ?
Chloé vérifia que personne n’était suffisamment près pour l’entendre.
— Le Gros-Ventre et la Fortune sont au fond de la salle donc, de ce côté-là, c’est nickel. Pour le reste, pas un signe, pas un indice pour le moment. Si on admet que le « contenant » est la péniche, j’ignore ce qu’est le « contenu ». Cette salle ? Celle du dessus ? Ce bateau est immense, il y a des portes un peu partout, j’ai essayé d’en ouvrir discrètement quelques-unes, mais elles sont fermées à clé. On doit absolument trouver la « petite entrée » avant la fin de la soirée. Sinon, c’est fichu.
— À part Fée, tu as aperçu d’autres joueurs potentiels ? Le genre de gus qui n’ont pas leur place ici ?
— Comme nous, tu veux dire ? Pas évident. Il y a trop de monde, ça entre, ça sort, pire que dans une ruche.
Ilan sentit un choc dans son dos et renversa du champagne sur son blouson. Une femme venait de le bousculer. Elle fendait la foule rapidement, direction la sortie. Au moment où elle montait l’escalier, Ilan capta son regard. Elle le fixait, lui, parmi tout ce monde. Elle était grande, brune, plutôt mignonne, mais affublée de vêtements de mecs, genre motarde. Puis elle disparut.
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