Elle soupira.
— Qu’est-ce que ça veut dire, Ilan ? À quoi tu joues ?
Le jeune homme fixait le papier avec stupéfaction. Elle avait raison, ça ressemblait bien à son écriture. Les lettres penchées, les arrondies, sa difficulté à écrire bien droit depuis qu’il était tout petit, alors qu’il avait en contrepartie un véritable don pour le dessin. Chaque détail y était, et il n’avait rien remarqué.
Il rangea la feuille calmement.
— Ça veut dire que ça va beaucoup plus loin et que c’est bien plus pervers que je le croyais.
Lorsqu’ils arrivèrent à sa voiture, il remarqua à quel point Chloé le fixait étrangement.
— Quoi ? Tu crois que je délire ? Que j’aurais moi-même écrit ce papier et que je l’aurais glissé dans ma poche simplement pour attirer l’attention ?
Sans répondre, elle s’installa à l’avant du véhicule, côté passager. Ilan s’assit à son tour, ferma les portes à clé et mit le chauffage à fond. Le thermomètre indiquait une température extérieure de -4 °C. Sous la veilleuse de l’habitacle, Chloé semblait avoir perdu toute sa fougue.
— Parfois, les gens qui agissent de cette façon n’en ont pas forcément conscience, dit-elle en soufflant un nuage de buée. Ce genre de comportement fait partie de tout un processus psychique qui…
— C’est la psy qui parle ?
— Non. Mais toi comme moi, on sait le choc que tu as subi à la disparition de tes parents. Et sa conséquence sur notre relation.
Ilan ôta son blouson, releva la manche de son gilet et lui montra son avant-bras. On distinguait encore très bien le petit point rouge, cerné d’un nuage violacé.
— Et là, tu vas me dire que je me la suis faite tout seul, cette marque ? Que je délire ? Il n’y a aucune seringue chez moi, Chloé. Je n’ai jamais fait une piqûre de ma vie. C’est incompréhensible.
Chloé ausculta la marque en silence, puis lâcha finalement :
— J’ai vu cette femme brune te pousser dans la salle d’exposition. J’ai remarqué à quel point elle te fixait et comment elle paraissait pressée de quitter la soirée. J’ai aussi croisé la grosse Audi noire, l’autre matin, dans l’allée menant à ta maison. Des gens semblent rôder autour de toi et j’ai envie de te croire, Ilan.
Ils s’observèrent en silence. Chloé avait l’air partagée entre l’envie de partir et celle d’approfondir. Elle resta finalement et entra dans le vif du sujet :
— Mais qu’est-ce qu’on attend de toi ? Qu’est-ce qu’on te veut ?
Le jeune homme se frotta mécaniquement le bras.
— Je suis persuadé que ça a un rapport avec les recherches de mes parents. Ces derniers temps, j’ai le sentiment d’être surveillé.
Il eut l’impression de capter de l’effroi dans le regard de Chloé. Comme si elle se sentait impliquée, elle aussi. Ou peut-être avait-elle tout simplement peur de lui.
— Tu as déjà vu des gens te suivre ? T’observer ? demanda-t-elle d’une voix beaucoup moins assurée.
— Non, mais c’est vraiment une impression bizarre. Ça passe par des bruits, dans le jardin. Parfois, mon portable sonne et il n’y a personne à l’autre bout de la ligne. Le pire, c’est…
Il hésita. Chloé l’incita à poursuivre.
— C’est quand je ferme les yeux et que je commence à m’endormir, le plus souvent. Je vois des ombres glisser le long de mes paupières. Comme si… on m’observait en train de dormir.
Il eut soudain très froid et se contracta.
— Mais quand j’ouvre les yeux, il n’y a rien. C’est comme des fantômes ou des âmes que je sens glisser le long de mon corps. Sans jamais distinguer qui que ce soit. Je regarde beaucoup de films d’horreur, des trucs avec des mauvais esprits, et puis je suis seul dans une grande maison, alors j’ai mis tout ça sur le compte de l’imagination ou d’une sorte de phobie. Mais à présent…
— Est-ce qu’on a pénétré chez toi ? Essayé de te faire peur d’une façon ou d’une autre ?
Ilan constata à quel point elle était troublée.
— Pourquoi ? Ça t’est arrivé, à toi aussi ?
Elle ne répondit pas, les yeux dans l’ombre. Ilan lui tourna doucement le visage dans sa direction.
— Chloé ?
— Non, non. Rien de semblable. Parfois, je suis comme toi, je crois que je me fais peur moi-même. Sûrement l’un des effets pervers de Paranoïa et du surmenage. Ces dernières semaines, j’ai l’impression que les organisateurs sont partout, en permanence. Je pense trop au jeu, tout le temps. Même la nuit. Ça ne m’est jamais arrivé auparavant.
Ilan se rappela les volets qu’elle avait baissés, chez lui… Ses questions sur la sécurité de son ordinateur… Peur d’être observée ? Voyait-elle ces ombres, elle aussi ?
Il rabaissa sa manche dans un frisson.
— Je devrais peut-être aller faire des analyses sanguines, des examens, pour voir si on ne m’a pas injecté une cochonnerie dans le corps.
— Ça n’a pas de sens. Pourquoi t’aurait-on fait une chose pareille ? Et pourquoi aurait-on imité ton écriture avant de te mettre un mot dans la poche ?
— Je n’en sais rien. On cherche peut-être à me faire douter de moi-même. Me faire peur ou me rendre dingue. Et si ça avait un rapport avec la mort de mes parents ? Les possibilités sont multiples.
Il désigna les journaux qu’elle avait posés sur ses genoux.
— Enfin, revenons-en à nos moutons. Ça t’intéresse toujours de trouver la petite entrée ?
— À ton avis ?
Il s’empara d’un exemplaire et le déplia.
— C’est quand j’ai vu Fée sortir, ou plutôt disparaître avec le journal comme si elle avait le feu aux fesses que j’ai compris. C’est un vaste quiproquo : lorsque je l’ai abordée avec Le Parisien dans la main, elle a cru que j’avais trouvé l’entrée. Car l’entrée se cache dans Le Parisien , Chloé, j’en suis sûr. Le contenant, c’est lui, et le contenu…
— Ce sont les lignes sur ses pages. Oui, ça pourrait coller. Bien joué.
— Cherche dans ton exemplaire. La « petite entrée » pourrait signifier une petite annonce particulière qui nous permettrait de passer à l’étape suivante.
Chloé lui adressa enfin un sourire, qui mit un peu de lumière sur son visage.
— « Nous » ?
Ilan ne releva pas. Il se croyait revenu un an en arrière alors que dans une heure et demie il bosserait à soixante-dix kilomètres d’ici. Il allait surveiller les pompes, encaisser les pleins, et s’ennuyer comme un rat mort en attendant que la nuit passe.
Ses yeux parcoururent rapidement les petites annonces. Mariages, rubrique nécrologique, ventes et achats divers. Ce fut Chloé qui réagit la première.
— Je crois que j’ai un truc sérieux.
Ilan replia son propre journal et se pencha vers la jeune femme.
— Tu prononçais toujours cette phrase quand tu dénichais une vraie piste.
— Je le fais encore. La preuve…
Le jeune homme avait l’impression que tout allait trop vite, que le passé se rouvrait et qu’il n’arriverait plus à rentrer chez lui comme il en était sorti. Chloé désigna un encart situé au bas d’une page.
— Écoute ça : « Labo privé cherche volontaires pour des tests psycho. Présence souhaitée entre 8 heures et 18 heures, sam. 17 déc. Rémunération : 30 €, pour trois heures de tests max. Adresse : Bureaux Charon, proche avenue de la Division-Leclerc, parc activité La Molette, Blanc-Mesnil. »
— Samedi 17 décembre. C’est demain. (Ilan réfléchit.) Mais l’annonce n’est pas vraiment explicite, elle n’a peut-être rien à voir avec Paranoïa .
— Je commence à cerner leur mode de fonctionnement, crois-moi. Je suis sûre que cette annonce est la bonne. Et puis, c’est la seule un peu hors du commun.
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