— D’accord.
— Nous enregistrons votre conversation pour une analyse future, mais nous n’écoutons pas en direct ce que vous vous racontez. Vous êtes totalement autonomes. Vous serez le quatrième et avant-dernier à parler. Retenez bien : le quatrième. Il est très important que vous n’interveniez que lorsque c’est votre tour. Vous avez bien compris les règles ?
— Je crois, oui.
— Très bien. J’informe les autres candidats que l’expérience démarre dans deux minutes, le temps que vous vous installiez. Racontez tout ce qui vous passe par la tête lorsque ce sera votre tour. Il n’y a pas de règle, de bonne ou mauvaise réponse. Suivez votre instinct. À tout à l’heure.
Haitinie ouvrit, et Ilan pénétra dans la pièce minuscule. La porte se referma brusquement derrière lui.
Elle n’avait pas de poignée.
Ilan essaya d’ouvrir, sans succès.
On l’avait enfermé.
Ilan ne savait pas comment réagir.
S’il cognait sur la porte et hurlait pour sortir, il risquait peut-être de passer à côté du jeu. Être éjecté du laboratoire et définitivement placé hors compétition. Mais une phrase lui revenait sans cesse en tête : « C’est tout sauf un jeu. » Alors quoi ? Un enlèvement ? C’était stupide. Pas ici, pas de cette façon, avec tous ces gens alentour. Et dans quel but ?
Il essaya de garder son calme et observa le box : quatre murs rapprochés tapissés de mousse, une petite table sur laquelle reposait un micro, des haut-parleurs et une chaise. Sur l’un des murs était accrochée une boîte transparente en métal et en verre, qui contenait l’objet sur lequel il devait disserter. Ilan s’approcha. De plus en plus étrange. Pourquoi voulait-on qu’il parle de cet objet-là ?
Soudain, une voix féminine fit vibrer le tissu des enceintes.
— Bonjour, je m’appelle Lara, je ne sais pas trop comment ça fonctionne… si vous m’entendez… mais je dois parler de l’objet qui est dans ma pièce…
Ilan s’installa sur la chaise, rassuré par cette intervention féminine. Un voyant rouge s’était allumé, indiquant que quelqu’un avait la parole. La voix était timide, presque enfantine. La personne devait avoir vingt ans, à peine.
— … C’est une pièce de puzzle. Elle est toute bleue, mais il y a un petit morceau de gris dans le coin, en haut à droite. Peut-être un nuage.
Et elle parla. Le puzzle la conduisit de fil en aiguille sur sa période adolescente, sa sœur, leurs rapports. Ilan se demanda comment elle pouvait se confier à ce point à des inconnus. Le deuxième interlocuteur, John Ronald, trente-sept ans, devait disserter sur un miroir. Lui aussi avait la parole facile, et il parla cinq bonnes minutes. Concentré, Ilan essayait de comprendre. Personne ne parlait de Paranoïa , nul ne faisait la moindre allusion au jeu. Les autres étaient-ils de simples cobayes ignorants ?
Après que le troisième volontaire, Sonnie, eut brodé autour de sa « pipe », ce fut au tour d’Ilan de s’y coller. Il appuya sur le bouton « ON », situé sous le micro. Le voyant lumineux passa du rouge au vert.
— Moi, c’est Ilan, et l’objet qui est dans ma pièce est un tournevis. Il est plutôt massif, avec un gros manche en caoutchouc orange et une épaisse tige métallique, longue d’une vingtaine de centimètres.
Ilan était appuyé sur sa table, une main sur la joue. Les premiers volontaires avaient été de véritables moulins à parole. Ça faisait plus d’une demi-heure que ça durait, et il commençait à en avoir sérieusement marre.
— Que vous dire ? Mon père était assez bricoleur, il a retapé sa maison, mais moi je n’ai jamais vraiment eu ça dans le sang, le bricolage. Alors, cet objet ne me suggère pas grand-chose. J’ai cherché un truc à vous raconter, une anecdote autour de ce merveilleux tournevis avec son beau manche orange, mais… je n’ai pas envie de parler du passé comme vous l’avez fait. Désolé.
Il se pencha un peu plus vers l’avant, comme s’il voulait s’assurer qu’on l’entende bien.
— On ne nous écoute pas, enfin je crois, alors j’ai une question qui me préoccupe plus que d’épiloguer sur un tournevis ou une pipe : est-ce qu’on vous a enfermés, vous aussi ? Est-ce que votre porte est dépourvue de poignée intérieure ?
Il lâcha le bouton « ON ». Il attendit une dizaine de secondes, jusqu’à ce que le voyant lumineux repasse au rouge. Une voix grave, masculine, retentit.
— Je m’appelle Mario, je suis professeur d’italien. Et mon objet, c’est un petit cygne noir en verre. Il doit mesurer, je ne sais pas… cinq centimètres de long, sur trois de haut. Cet objet, il me fait tout de suite penser au chant du cygne. Il y a une légende, qui raconte que le cygne, connu pour son chant particulièrement discordant, crée juste avant de mourir une musique très mélodieuse. Un son inédit, touchant et merveilleux…
Ilan se redressa d’un coup. Le cygne suivait son chemin entre ces murs. La voix continuait à retentir dans les haut-parleurs.
— … La mort, c’est triste, c’est terrible, ça fiche les jetons comme c’est pas possible. J’y pense souvent, vous savez, parce que j’ai des crises d’épilepsie, surtout en situation de stress. Je ne savais pas qu’on… (il toussa) qu’on allait nous faire patienter ici, dans une pièce minuscule sans poignée. C’est bizarre, c’est oppressant. Un jour, une crise violente m’a plongé dans le coma. Ça a duré cinq jours. C’est difficile pour moi de vous expliquer là, en quelques mots, ce que j’ai pu ressentir pendant cette période. J’étais à la fois…
Sa voix dérailla de nouveau, plus gravement cette fois. Ilan fronça les sourcils. Ça semblait sérieux.
— … Excusez-moi. J’étais à la fois mort et vivant. Il y avait cette lumière au début, très vive. C’est pas de la connerie. Je… Est-ce qu’on pourrait m’apporter un verre d’eau ? S’il vous plaît ?
Le type respirait de plus en plus difficilement. Ilan appuya sur le bouton du micro, mais le voyant restait rouge, ce qui indiquait que ce Mario continuait à maintenir le sien enfoncé.
— … S’il vous plaît, fit la voix. De l’eau.
Des gargouillis à présent. Un bruit de chute.
Ilan se redressa, les mains sur la tête. Qu’est-ce que c’était que ce cirque ?
À l’autre bout de la ligne, plus rien.
Ilan revint vers sa table et tapa du poing sur son bouton : vert.
— Quelqu’un sait ce qui se passe ? cracha-t-il.
Il relâcha le bouton. Pas de réponse.
— Est-ce que quelqu’un nous écoute et peut faire quelque chose ? Vous ne voyez pas qu’il y a un problème ?
Ilan serra les poings devant le silence des haut-parleurs. Il se rappelait que l’expérimentateur avait annoncé qu’il n’écoutait pas la conversation. Il poussa sa chaise violemment vers l’arrière. Peut-être cela faisait-il partie de l’expérience et n’était que de la fiction ?
Ou peut-être pas.
Il cogna contre la porte en criant.
— Oh ! Il y a un problème ! S’il vous plaît !
Ilan se rendit compte que la porte était plus épaisse, plus solide qu’il ne le pensait. C’était insonorisé. Il observa l’endroit où aurait dû se situer la poignée. À la place, se trouvait un petit disque en plastique blanc, avec une fente. En tournant le disque, cela actionnerait sans doute le pêne et permettrait l’ouverture.
Évidemment…
Malgré la tension, le stress, tout s’interconnecta soudain dans son esprit. Ilan se rua vers la boîte transparente qui contenait le tournevis au manche orange. Le poing roulé dans son écharpe, il cogna, brisant la vitre, puis passa la main pour récupérer l’objet. Il se blessa à un morceau tranchant au niveau de la paume, le verre s’empourpra légèrement.
Читать дальше