Il glissa l’embout plat du tournevis dans la fente et tourna. La porte s’ouvrit.
Le couloir. Très vite, Ilan se jeta sur la poignée de la porte voisine, qu’il ouvrit violemment. Une petite pièce, identique à la sienne. Une table, un micro, des enceintes. Mais en guise de volontaire, un magnétophone. Même chose pour la pièce d’à côté. Les gargouillis provenaient d’une cassette qui tournait dans son appareil.
Les candidats n’étaient que des machines.
Ilan avait l’impression d’errer dans une maison de fous. Instantanément, il prit peur. Au moment où il voulut sortir dans le couloir, il tomba sur Haitinie, qui tenait un chronomètre à la main. Un autre individu en blouse, mallette médicale sous le bras, l’accompagnait.
— Soixante-quinze secondes, très bien, fit l’expérimentateur d’un air détaché.
Il nota le résultat sur une feuille et désigna la table.
— Posez votre tournevis là-bas, s’il vous plaît. Le docteur Lekonti va relever vos constantes, si vous voulez bien. Et soigner votre petite blessure.
Ilan resta immobile, secoué.
— Alors tout ceci n’était que fiction ? Je discutais avec des bandes audio, c’est ça ?
Le médecin, mains gantées, lui prit délicatement le tournevis des mains. Il y avait du sang sur la poignée en caoutchouc orange. L’homme le posa lui-même à côté du magnétophone, puis il sortit un antiseptique et un pansement. Ilan sentit les odeurs de produits d’hôpital, partout autour de lui.
Il se laissa faire, encore sous le choc.
— Votre matos, c’est pas de la dernière génération, dit-il pour se rassurer lui-même. Qui utilise encore des cassettes à bande ?
Ils ne répondirent pas. Le médecin mesura son rythme cardiaque, lui prit sa tension, et lui posa quelques questions de routine. Âge, antécédents, allergies. Il lui demanda aussi s’il prenait des traitements particuliers. Le jeune homme se prêta au jeu des questions-réponses. Ce médecin, ces prises de notes, ça n’avait rien à voir avec les tests et c’était plutôt bon signe. Ilan se dit qu’il avait à l’évidence passé les épreuves avec succès et, désormais, on évaluait sa santé physique, mentale, probablement pour voir s’il pouvait être un bon candidat à Paranoïa . Et aussi, comment il réagissait en situation de stress.
— Quand est-ce que la partie commence vraiment ? demanda-t-il. Combien y aura-t-il d’adversaires ?
Haitinie le regarda étrangement, tandis que le médecin rangeait son matériel.
— Voilà, c’est terminé. Merci de votre participation.
— Attendez. J’ai suivi la trace du cygne noir. J’ai réagi comme il fallait. Je sais que je ne me suis pas trompé. Qu’est-ce que je suis censé faire, maintenant ? Juste rentrer chez moi, comme si de rien n’était ?
— Je ne vois absolument pas de quoi vous voulez parler. Il n’est aucunement question de… cygne noir.
— Vous voulez qu’on réécoute la bande de ce Mario ?
— Ce ne sera pas nécessaire. Nous avons encore beaucoup de travail.
Ilan ne savait plus comment réagir. Ce type se fichait de lui, il ne pouvait en être autrement.
— Maintenant que c’est terminé, je peux vous expliquer, ajouta l’expérimentateur. Notre laboratoire est spécialisé en psychologie sociale. Il n’y a pas de jeu, ni d’adversaire, comme vous avez l’air de le croire. Tout ceci est très sérieux, financé par l’État. Sachez que, dans ce test que vous venez de réaliser, seuls soixante-dix pour cent des volontaires sortent de la pièce à l’aide de leur objet, et ils le font en moyenne en cent cinquante secondes. Autrement dit, vous avez réagi très vite. En fait, l’expérience a pour but de montrer que plus les individus sont nombreux, moins ils aident autrui. C’est le principe de la responsabilité partagée. Quant à vos réponses que nous avons déchirées sans les lire… L’objectif était de vous placer en situation de stress.
Ils échangèrent une poignée de main.
— Le docteur Lekonti va vous raccompagner à l’accueil. Le paiement se fera d’ici une quinzaine de jours, par chèque envoyé à votre adresse.
Il s’éloigna et disparut. Malgré les interrogations d’Ilan, le médecin garda un air neutre et se contenta de le mener vers la sortie. Quelques secondes plus tard, le jeune homme se retrouva dehors, dans le froid, sous un beau ciel bleu.
Encore sous le choc des trois heures complètement démentes et irréelles qu’il avait vécues dans ce bâtiment de tarés.
Ilan ne voulait pas lâcher le morceau.
Il attendait dans sa voiture, le long du trottoir devant les entrepôts. À plusieurs reprises, il avait essayé de joindre Chloé sur son téléphone portable, sans succès, et avait laissé des messages sur le répondeur. Quant à la femme aux allures de motarde, elle n’était toujours pas sortie. À moins qu’elle ne fût déjà repartie tandis qu’il terminait ses tests ? Peu de personnes entraient et sortaient. Depuis un quart d’heure qu’Ilan patientait, il y avait peut-être eu une dizaine de volontaires. Ilan ne s’était jamais confronté à un jeu si étrange et ambigu, dénué de règles, de frontières. Paranoïa ne ressemblait à rien de connu.
On frappa soudain à sa vitre. C’était un gardien avec son chien. L’homme avait une carrure imposante, engoncé dans un gros bomber , et son animal était du genre beauceron, gueule carrée noir et marron. Ilan se contracta sur son siège et se mit à suer instantanément. Les chiens, surtout les gros, lui fichaient une peur bleue depuis qu’il s’était fait mordre à la cuisse étant enfant.
Fébrilement, il baissa un peu sa vitre.
— Faut pas rester là, monsieur, fit l’homme d’une voix ferme.
Ilan fixait le chien, la main cramponnée à la poignée. Il ne chercha pas à discuter, incapable d’ouvrir la bouche. Il acquiesça, remonta sa vitre et mit le contact. Partir, ce n’était pas plus mal, en définitive : il prenait son service à la pompe ce samedi soir à 20 heures et devait dormir un peu s’il voulait tenir le coup.
À regret, il quitta la zone industrielle, sans avoir obtenu de réponses, sans nouvelle piste.
Il lui fallut plus de deux heures pour rentrer chez ses parents, à Montmirail. Depuis qu’ils avaient disparu en mer, Ilan avait lâché son petit appartement en banlieue parisienne et était venu habiter les lieux.
Il emprunta le long chemin tortueux qui menait à la propriété et rangea son véhicule dans l’allée de graviers, devant la façade. Ilan adorait cette vieille bâtisse. Avec ses toits en pointe, son style gothique, elle ressemblait à la maison qu’il avait toujours imaginée pour abriter ses personnages de jeux de rôle quand, adolescent, il passait ses week-ends à se glisser dans leur peau.
Une maison de rêve qu’il avait dessinée trait pour trait dans ses scénarios de jeux vidéo.
Une maison de rêve qu’il habitait aujourd’hui pour y vivre le cauchemar de la solitude et de l’angoisse.
Il regarda autour de lui. Chloé avait raison, finalement : la demeure et le jardin se dégradaient, comme si plus personne n’habitait ici. Il faudrait donner un sérieux coup de neuf. Peut-être piocher un peu dans les comptes en banque de ses parents, parce que c’est ce que son père et sa mère auraient souhaité. Qu’il vive bien. Et heureux.
Bientôt, vous retrouverez votre maison comme vous l’avez laissée. Je vous le promets…
Naturellement, il pensa à Paranoïa . Les trois cent mille euros seraient une sacrée aubaine pour les travaux et pour son avenir. Il pourrait aussi les utiliser pour que ses idées se transforment en jeu. Et même créer sa propre société.
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