— T’aurais dû. T’étais enfermée dans le box, toi aussi ?
— Oui. C’était horrible, avec ce soi-disant Mario qui s’étouffait… Je n’ai pas réussi à sortir. L’expérimentateur, ce Haitinie, il est venu m’ouvrir après trois ou quatre minutes. J’ai eu l’impression de traverser l’enfer, j’ai paniqué.
Ilan entendit un soupir dans le téléphone.
— J’aurais dû casser la vitre et utiliser la tranche de la photo pour faire basculer le pêne et sortir, d’après Haitinie. Vu ma mauvaise réaction en cas de stress, j’ai peut-être gâché mes chances de participer. Mais en tout cas, il n’y a plus aucun doute sur ces impressions que tu as d’être surveillé. Il se passe quelque chose de pas très clair. Et je crois que ça nous concerne, tous les deux. J’en suis même certaine.
— Tous les deux ? Pourquoi tu serais impliquée, toi ? Qu’est-ce que tu as à voir là-dedans ?
— La photo parle d’elle-même. Comment se la sont-ils procurée ? Il m’est arrivé des choses curieuses, à moi aussi, par le passé. À rendre dingue. Je te raconterai mais pas maintenant, pas au téléphone.
— Très bien.
— Pour en revenir à nos tests, fit Chloé… Quand je suis sortie de la cabine, j’ai demandé à l’homme en blouse de m’expliquer pour la photo, mais il n’a rien dit et est parti. Un médecin m’a auscultée, posé des questions, raccompagnée, et basta. À l’extérieur, un gardien avec un chien m’a forcée à déguerpir. Tout ça, c’étaient eux, Ilan. C’était le jeu.
Il fixa avec insistance un homme debout, appuyé sur une petite table ronde, qui observait dans sa direction, une main plaquée sur la joue. Ce dernier finit par jeter son gobelet et sortir. Il avait de petits écouteurs dans les oreilles. Ilan l’accompagna du regard jusqu’à ce qu’il monte dans sa voiture. Puis il se focalisa sur les autres personnes. Ceux du cambriolage ou du jeu pouvaient être partout, avoir n’importe quel visage. Peut-être que, comme disait Chloé, ils le surveillaient, en ce moment même.
La jeune femme continuait à parler.
— La montagne, nous deux, l’année dernière. J’ai vérifié : la première fois où on a trouvé la trace de l’existence de Paranoïa, c’était sur un forum illégal, six mois avant notre virée en montagne. Chaque fois qu’on dénichait des terriers, on laissait traîner les adresses IP de nos ordinateurs, parce qu’on n’était pas assez prudents à l’époque. Facile alors pour les organisateurs de remonter jusqu’à nos adresses physiques. De voir où nous habitions, de nous observer…
Ilan restait sur le qui-vive. La voix de Chloé avait changé. Teintée d’un sentiment de panique, peut-être, ou de peur.
— Je ne sais pas comment ça fonctionne, mais je suis persuadée que les concepteurs du jeu s’intéressent depuis des mois aux joueurs les plus sérieux, ceux qui les suivent et s’acharnent, comme on l’a fait. Ceux qui gagnent des prix. Ils se renseignent sur eux, les photographient, et peut-être, vont jusqu’à les effrayer.
— Tu penses à l’Audi noire devant chez moi, par exemple ?
— Peut-être, oui.
Ilan réfléchit, c’était du délire et, pourtant, ça lui semblait plausible.
— Nous, on pense que le jeu ne démarre que maintenant, alors qu’il a commencé depuis des mois, supposa-t-il à voix basse. Et qu’il s’est insinué dans nos vies bien plus qu’on le croyait. Nous ne sommes pas seulement allés à lui. Il est aussi venu à nous.
— Possible, oui. Je le répète : le jeu est partout, Ilan. Il nous envahit progressivement. Le tout est de savoir pourquoi. Et comment.
La collègue Mégane fit signe à Ilan : du monde arrivait, les pompes tournaient à plein régime. Le jeune homme lui demanda de patienter encore quelques secondes, puis se tourna dans un coin, parlant le plus bas possible.
— On est entré chez moi. Et on a arraché la carte dans le cahier de mon père.
— Quand ?
— Je n’en sais rien. Je ne suis pas retourné à la maison depuis la soirée sur la péniche.
— T’as prévenu la police ?
— Pas encore. Je ne sais pas quoi faire. Comment les voleurs pouvaient-ils savoir pour le cahier ? Tu en as parlé à quelqu’un ?
— Absolument personne.
Ilan réfléchit, et préféra ne pas révéler l’existence de Béatrice Portinari. Il savait qu’il pouvait faire confiance à Chloé, mais la brune aux allures de motarde avait dit de garder impérativement le secret.
— Je vais devoir te laisser, il y a du monde dans la boutique.
— Très bien. Mais dès que tu as quelque chose, tu me fais signe.
— Ça vaut aussi pour toi.
Il raccrocha, perturbé, songeant notamment à la photo que Chloé lui avait décrite. Il n’avait aucun souvenir d’un voyage à la montagne avec son ex-petite amie. Et pourtant, il y avait eu ces flashes très clairs, durant leur conversation. Des images vives, des bruits précis surgis du fond de sa tête.
Aussi précis que ceux du cauchemar de l’hôpital psychiatrique.
Il fit un effort pour ne pas laisser transparaître son trouble et alla servir les clients, encaisser, ranger. Aux alentours de 1 heure du matin, la boutique retrouva son calme. Ilan s’approcha de sa collègue, qui feuilletait un magazine people tout en grignotant des biscuits au chocolat.
— Dis, Mégane, tu sais comment ça s’est passé pour moi, ici ?
Mégane releva des yeux fatigués.
— Sois plus clair Ilan, surtout à une heure pareille.
— Je n’ai aucun souvenir de la façon dont j’ai été embauché à la boutique. J’ai été recruté comment ? J’ai envoyé une candidature ?
La collègue considéra Ilan d’un air neutre.
— Tu t’es pointé ici, t’as posé ton CV sur la table en disant que tu cherchais un job, on t’a rappelé. J’ai toujours dit que t’avais une case en moins, mon gars. Qu’est-ce qui va pas chez toi ?
Ilan se mit une main sur les yeux.
— Juste un trou de mémoire, laisse tomber.
Il retourna à sa place, sonné comme après un coup de poing à la tempe.
Non, il ne s’agissait pas « juste » d’un trou de mémoire. Ilan avait beau creuser, il n’avait aucun souvenir de son embauche. Tout comme il ne se rappelait absolument pas avoir un jour appris à utiliser une caisse enregistreuse.
Et plus il réfléchissait à des petits détails de la vie quotidienne — des choses de tous les jours sur lesquelles on ne se pose jamais de questions —, plus il se rendait compte que son existence récente ressemblait à un gruyère. Aucun souvenir d’où ni quand il avait acheté sa voiture. De quand il était allé chez le coiffeur pour la dernière fois. De quelle boutique venaient les vêtements qu’il portait.
Et plus il cherchait, plus il comprenait qu’il n’avait aucune réponse.
Des souvenirs disparaissaient. Et d’autres apparaissaient sous forme de flashes. Comme ce suicide dans l’hôpital psychiatrique.
Ilan se sentit abattu. Comme venait de le dire Chloé, il se passait quelque chose qui lui échappait complètement. Qui agissait sur sa vie, en lui, comme un monstre invisible glissé dans ses entrailles, qui lui pompait son énergie et modelait ses souvenirs. Il songea aussi aux violents maux de tête qu’il avait eus dans la journée. À cette sensation d’aiguilles enfoncées dans son cerveau. Aux ombres qui apparaissaient parfois, dès qu’il fermait les yeux, ou à ces voix sous la douche.
Un lent poison qu’on t’aurait introduit dans l’organisme.
Ilan revint vers sa collègue, la manche relevée.
— Dis-moi que tu le vois, toi aussi.
Mégane soupira.
— Un point rouge et violacé, caractéristique d’une belle injection, fit-elle. Tu te shootes, en plus ?
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