Il jeta le téléphone sur le siège passager et se faufila dans la circulation. De l’air, il lui fallait de l’air. Il roula vitres ouvertes, afin de retrouver ses esprits, son sang-froid. Il vivait un enfer en temps réel. Ses trous de mémoire, la piqûre sur son bras, ce meurtre violent à présent… Depuis combien de temps le manipulait-on ? Qui cherchait à le détruire ?
Et les mots de sa collègue Mégane qui tournaient en boucle dans sa tête : J’ai toujours dit que t’avais une case en moins, mon gars. Qu’est-ce qui va pas chez toi ? Pourquoi avoir tenu des propos pareils ? D’où venaient les voix ? Il ne les avait jamais entendues avant, elles étaient apparues avec tous ces emmerdements. Avec cette trace d’aiguille de seringue, avec son cauchemar, et tout le reste.
Quand, aux alentours de 7 h 30, il arriva du côté de Corvisart, près de la place d’Italie, il ne tenait presque plus sur ses jambes. Son corps n’était pas loin de lâcher.
Avec l’énergie qui lui restait, il retrouva l’immeuble dans lequel vivait Chloé et profita de la sortie d’un habitant pour pénétrer dans le hall. Direction le cinquième étage, à pied encore une fois. Porte 54. Il cogna. Pas de réponse. Il était tôt, où était Chloé ? Ilan n’en pouvait plus, il n’était plus à une effraction près. Alors il donna un violent coup d’épaule dans la porte. Il y eut un léger craquement, il renouvela son mouvement. Le verrou céda.
Il entra et, cette fois, son corps capitula.
Ilan se retrouva les genoux au sol, les mains posées à plat sur le plancher.
L’appartement de Chloé était complètement vide.
Plus un meuble. Plus un seul objet qui prouvait que Chloé Sanders avait un jour habité ces lieux. Juste de la poussière. Des toiles d’araignées au plafond.
Un appartement inhabité depuis des semaines. Des mois.
Ilan craqua. Il se réfugia dans un coin et se mit à pleurer en silence, la tête entre les mains.
Ça ne pouvait pas être la réalité. Il vivait un cauchemar particulièrement terrifiant et il n’allait pas tarder à se réveiller. Il regarda autour de lui, trouva une écharde dans le vieux plancher et y planta la paume. La douleur l’irradia, le sang coula. Ilan porta les lèvres vers le liquide chaud, le goût cuivré le dégoûta.
Tout était réel.
Il se redressa et, titubant, entreprit de visiter les autres pièces. Évidemment, elles étaient toutes vides, même la chambre où ils avaient passé tant de nuits ensemble.
Ilan se refusa d’admettre que Chloé puisse être dans le coup. Qu’elle était revenue vers lui pour le faire plonger dans cet ignoble stratagème. Mais que connaissait-il d’elle, en définitive ? Il n’avait jamais vu ses parents, sa famille, elle ne lui avait jamais parlé de son passé. Juste une joueuse, comme lui, qu’il avait croisée de plus en plus souvent sur le Net et lors de différentes chasses au trésor. Une aventure passionnelle était née. Ils l’avaient vécue presque deux ans, avant qu’elle l’abandonne sans la moindre explication, qu’elle ne réponde plus à ses appels, qu’elle refuse de le voir.
Était-il possible que tout ait été prévu depuis le début, depuis leur toute première rencontre virtuelle ? Qu’il ait été la victime d’un horrible complot ?
Ilan entendit un claquement de porte sur le palier. Il se frotta les yeux et se précipita. Une voisine se dirigeait vers l’ascenseur. Ilan l’interpella.
— Je suis un ami de Chloé Sanders. Elle ne répond plus au téléphone. J’étais inquiet, alors je suis entré chez elle en forçant la porte.
La femme le dévisagea de haut en bas : ses vêtements sales, son visage tiré, qui devait être blanc comme la mort.
— On s’est déjà vus, non ? fit-elle.
— Je venais ici il y a un peu plus d’un an. J’étais son petit ami…
— Oui, c’est ça, je me souviens. Mais il n’y a plus personne là-dedans, dit-elle en rangeant sa clé dans son sac à main. Depuis son départ, cet appartement n’est plus habité.
Ilan s’appuya contre la porte. Il lui fallait un support, quelque chose pour éviter de tomber.
— Quand est-elle partie ?
— Ça doit bien faire un an à présent. Il y a eu des événements très bizarres, ici.
— Quel genre d’événements ?
La femme croisa les bras, comme si elle avait froid. Ses yeux se troublèrent.
— Du genre à vous fiche les chocottes. Chaque fois qu’elle sortait le matin ou qu’elle rentrait le soir, Mlle Sanders trouvait une croix mortuaire collée sur sa porte.
La voisine désigna une petite surface circulaire, face à Ilan, où le bois était un peu plus clair.
— Plaquée à cet endroit précis, presque chaque jour de chaque semaine. La colle a même laissé une trace indélébile. Ça a duré plus de trois mois, avant que Mlle Sanders quitte les lieux, à bout de nerfs. Depuis ce temps, il semblerait que plus personne ne veuille louer ou acheter cet appartement. J’ignore pourquoi. Il n’y a jamais de visites, rien.
Ilan se décolla de la porte, comme s’il avait reçu une décharge. Ainsi, Chloé n’avait pas déserté parce qu’elle cherchait à lui nuire. Mais parce qu’un taré avait voulu lui faire peur.
Il se sentit à demi rassuré, mais l’ombre de Paranoïa restait dans sa tête.
— Chloé Sanders n’a jamais appelé la police ? demanda-t-il.
— Jamais, non. Mais on s’est posé énormément de questions avec les autres voisins, sur la véracité de toute cette histoire.
— La véracité ? C’est-à-dire ?
— Personne n’a jamais vu celui ou celle qui a collé ces croix. Aucune description physique, rien. Pourtant, il y a du monde dans l’immeuble, et vous savez qu’on ne peut entrer qu’avec le code.
— Ou profiter que quelqu’un sorte, comme je l’ai fait.
— Oui, mais on vous a remarqué, on est capables de parler de vous, de vous décrire. L’individu, lui, agissait comme un fantôme.
Ilan pensa aux ombres. À ces présences invisibles, autour de lui.
— Trois mois, ça a duré, tous les jours. On était tous d’accord : ce n’était pas possible que ça vienne de l’extérieur.
— Vous voulez dire que… celui qui collait ces croix mortuaires était l’un des habitants de l’immeuble ?
— On pense que l’auteur des faits, c’était Mlle Sanders elle-même.
Ilan eut la sensation de recevoir un coup de poignard. La femme remarqua son trouble et poursuivit :
— D’abord, parce que Chloé Sanders récupérait la croix chaque fois. Vous imaginez quelqu’un d’assez acharné pour venir poser une nouvelle croix identique tous les jours ? Ça faisait combien d’exemplaires ? Quatre-vingt-dix ? Lorsqu’on demandait à Chloé de nous montrer toutes les croix, elle prétendait les avoir détruites. Elle était bizarre…
— C’est-à-dire ?
— Ses volets étaient toujours fermés, elle disait être suivie, surveillée. Une vraie parano.
Ilan avala sa salive avec difficulté, il lui arrivait exactement la même chose. Paranoïa s’en était peut-être pris à elle avant lui, et Chloé ne lui avait rien dévoilé. Il incita la voisine à poursuivre.
— Mais l’élément déterminant qui a levé tout doute s’est déroulé il y a six ou sept mois. Par le plus grand des hasards, j’ai appris que Mlle Sanders avait fait un séjour dans un hôpital psychiatrique. J’en ignore la durée et la raison et je ne me souviens plus du nom de l’hôpital. Un nom bizarre, en tout cas.
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