Ilan se prit la tête dans les mains, Chloé avait raison. Il pensa à ses trous de mémoire. Et si la réponse à l’énigme de son père était quelque part au fond de lui ? Et si Joseph Dedisset lui avait un jour donné la clé du mystère et qu’il l’avait simplement oubliée, comme il avait oublié son voyage à la montagne avec Chloé et certaines périodes de sa vie ?
— Je ne suis plus sûr de rien, répliqua-t-il. Mais tu as raison, pour cette histoire de miroir…
— En tout cas, je suis là pour t’aider. J’ai fait ces tests, j’ai vu ce qui s’était passé. Je pourrai témoigner.
Ilan secoua la tête, peiné.
— Ta parole ne tiendra pas.
— Pourquoi tu dis ça ?
Le jeune homme soupira longuement. Il retira ses mains et fixa Chloé au fond des yeux.
— Qui croirait les propos aberrants d’une ancienne pensionnaire d’un hôpital psychiatrique ?
Elle se figea. Ilan soupira gravement.
— Je suis passé à ton ancien appartement, je suis même entré par effraction pour tout te dire.
— Ilan…
— Une voisine m’a raconté ce qui s’était passé. Les croix mortuaires sur ta porte, l’hôpital psychiatrique. Bon sang Chloé, qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
Chloé se mit à se ronger les ongles, la tête baissée. Elle attendit que le serveur, qui venait d’apporter la commande d’Ilan, reparte.
— Je ne voulais pas t’impliquer là-dedans. J’ignore ce qu’on t’a dit précisément, mais ce n’était pas moi qui posais ces croix horribles, Ilan. Je te le jure.
Ilan l’observait sans ciller, la contraignant à poursuivre.
— Quelqu’un venait devant chez moi et fixait la croix sur ma porte. Cet individu devait avoir le code de l’Interphone, ou des clés pour entrer dans l’immeuble. Facile de ne pas se faire repérer, si tu viens pendant les horaires de travail, ou la nuit. Les voisins te disent le contraire mais personne ne fait attention à personne à Paris, tu le sais bien…
Ilan pensa à ceux qui étaient rentrés chez lui. Aucune trace d’effraction. Des fantômes, là aussi.
— … Chaque jour, je détruisais cette croix, en me disant que le salaud qui faisait une chose pareille en aurait assez et finirait bien par arrêter. Mais ça ne finissait jamais. Jamais…
Son index courait autour de sa tasse de café.
— … Alors, j’ai fini par déménager, mais la peur était là, incrustée au fond de moi. J’ai fait une dépression sévère, je n’ai rien vu venir. (Elle soupira.) Je suis restée seule dans un vieux chalet appartenant à mes parents, à la montagne, croyant que ça allait finir par passer. Là-bas, j’ai fait une TS. Une tentative de suicide médicamenteuse.
Ilan n’en revenait pas. Jamais il n’aurait cru une chose pareille si Chloé ne le lui avait pas dit elle-même.
— Après, tout est flou. C’est de cette façon que je me suis retrouvée dans un HP, je crois. Une dépression… Je n’arrivais plus à me gérer, ni à m’en sortir. Je crois que je suis restée dans un hôpital trois longs mois.
— Tu crois ? Tu n’en es pas sûre ?
— C’est une période dont je ne me souviens plus. Bizarrement, je n’ai aucun souvenir de ce que j’ai pu faire là-bas, comme si mon esprit faisait barrage. J’ai aussi oublié de petits épisodes de ma vie avant cette histoire d’hôpital. Des choses sans signification, comme, par exemple, la façon dont j’avais loué mon appartement…
Ilan écoutait, interloqué : Chloé semblait avoir les mêmes problèmes de mémoire que lui.
Les yeux de la jeune femme regardaient dans le vide, comme si elle était shootée.
— Je n’ai pas repris mes études, Ilan. Je ne fais plus de psychologie. J’ai tout lâché.
Ilan pesa intérieurement la portée de ces paroles. Chloé avait été une étudiante brillante, débordant d’intelligence. Elle sentit le besoin de le rassurer.
— À présent, ça va beaucoup mieux, je m’en suis remise. Je n’ai plus jamais été ennuyée, depuis.
Elle vérifia de nouveau que personne ne pouvait entendre. Ilan la regardait en silence, incapable d’ôter le doute qui s’était insinué dans sa tête : et si la voisine avait raison ? Et si Chloé avait été l’auteur de son propre délire sans s’en rendre compte ? La tentative de suicide n’était que l’expression finale d’une folie intérieure.
Elle parla tout bas.
— Par la suite, j’ai décidé de reprendre ma vie en main. J’ai tout plaqué et me suis investie à fond dans Paranoïa . Ça a été ma raison de vivre, de m’accrocher. Je voulais les trois cent mille euros. Ils me permettraient de redémarrer ma vie, peut-être même de partir loin d’ici. Il me faut cet argent, j’en ai besoin.
Ilan comprenait mieux désormais son acharnement, ses motivations.
— Plus jamais de croix sur la porte de ton nouvel appartement ? demanda-t-il. Plus rien ?
— Non. Je suis désolée de t’avoir embarqué là-dedans… C’est incompréhensible ce qui t’arrive à présent. Ce qui nous arrive.
Elle poussa son téléphone portable sur la table.
— Et ça ne va pas s’arranger, pour tout te dire. Suite à ton message de ce matin, j’ai jeté un œil sur le Net. Plus aucune trace de Paranoïa sur les différents sites où les organisateurs avaient laissé des terriers. Ils ont tout effacé proprement. Le jeu n’existe plus, encore une fois.
— Ils sont partout, ils ne sont nulle part. Juste des ombres.
Ilan ne toucha même pas au téléphone. Une pulsation battait sous son crâne. Il pria pour que la douleur aiguë ne revienne pas, glissa rapidement dans un verre d’eau une aspirine qu’il avait dans sa poche.
— Qu’est-ce que tu vas faire maintenant ? demanda Chloé. Tu devrais aller à la police, tout lâcher. Une péniche, ça ne se volatilise pas si facilement. Ils avaient forcément réservé l’emplacement. Il doit y avoir des traces, des indices qui mèneront à eux. On doit les coincer. Les empêcher de nuire de nouveau. Même s’ils ne sont que des ombres, comme tu dis.
Ilan fouilla dans son autre poche et en sortit une photo et une clé.
— J’ai peut-être un indice. La flic avait ça chez elle.
Chloé examina d’abord la clé. Un petit morceau de métal sans numéro de série, sans marque.
— Aucune idée de ce qu’elle peut ouvrir, je suppose ? dit Chloé.
— Non.
Puis elle s’intéressa au cliché. Haitinie, montant dans sa voiture le long d’un boulevard.
— Cet homme, c’est l’examinateur qui m’a reçue… Ce Gérald Haitinie.
— Cette photo prouve que la flic assassinée enquêtait sur cet homme depuis un bout de temps, il a l’air plus jeune. Et c’est probablement pour cette raison qu’on l’a éliminée. Il est l’individu à retrouver impérativement.
Chloé appuya son index sur l’arrière de la berline.
— On possède sa plaque d’immatriculation.
— Je sais. Tu peux faire quelque chose ?
Elle se leva, sûre d’elle, téléphone portable dans la main, tandis qu’Ilan remettait la clé dans sa poche.
— Avec un oncle dans la gendarmerie, c’est évident. Tu me laisses une heure, et je reviens avec l’identité de ce fumier.
Ilan conduisait, Chloé assise à ses côtés.
La voiture venait de quitter l’autoroute A6, direction Fontainebleau. D’après les informations fournies par l’oncle de la jeune femme, le propriétaire de la Mercedes s’appelait Romuald Zimler et il habitait aux abords de la forêt, à une cinquantaine de kilomètres de Paris.
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