Abandonnant derrière lui le cadavre d’une femme qu’il n’avait jamais vue et dont il serait assurément le meurtrier désigné.
Coup de klaxon. Ilan sursauta, secoua la tête et démarra au feu vert.
Il avait été piégé. Il était rentré dans l’appartement de quelqu’un d’autre. Un endroit où on l’avait volontairement guidé. Un lieu où une enquêtrice avait été poignardée avec un tournevis qu’il avait tenu en main.
Des mots résonnèrent dans sa tête. Assassinat. Tentative de fuite. Prison. Ilan se voyait déjà derrière les barreaux, alors qu’il était innocent. Il hésita franchement à faire demi-tour. Retourner dans l’immeuble, raconter aux flics qu’il était victime d’une ignoble machination. Tenter d’expliquer ce que lui-même ne comprenait pas, avant qu’il ne soit trop tard.
La Clio remonta à vive allure le boulevard de Grenelle, passa le pont et déboula le long de l’avenue Kennedy. Après avoir doublé la Maison de la Radio, Ilan ralentit, l’œil rivé vers les quais. Les péniches étaient là, accotées à la berge. Mais à la place de l’ Abilify se trouvait l’ Existenz , navire de commerce chargé de matériaux. Ilan s’arrêta, mit les warnings, regarda devant, derrière, au cas où, et sortit même de la voiture, complètement stupéfait. Aucun doute : le bateau où avait eu lieu l’exposition de timbres avait disparu.
Volatilisé. Plus d’ Abilify . Aucune trace de Paranoïa .
Coup d’accélérateur. Dans un état second, Ilan ouvrit la boîte à gants. Après la découverte du vol de la carte, il y avait glissé le revolver de son père avant de partir pour la station-service, la veille : un magnum 44 chargé de six balles. Le jeune homme frissonna et referma immédiatement le clapet, avec l’impression d’être un dangereux criminel en fuite.
Il longea les quais, rattrapa le périphérique et fonça vers la zone industrielle de Blanc-Mesnil. Ses tempes bourdonnaient, impossible d’avoir les idées claires. Devant, les autoroutes se saturaient progressivement, mais Ilan se faufilait entre les voitures, quasiment le pied au plancher.
Aller au bout. Comprendre.
Soudain, les voix revinrent, pires encore que la première fois. Ilan eut envie de se fendre la tête contre le volant. Une conversation à deux vibrait quelque part au fond de son crâne. Un homme, une femme, encore une fois. Toujours les mêmes. La voix masculine résonnait comme si l’individu parlait entre deux falaises, rendant les mots incompréhensibles.
Des appels de phares dans son rétroviseur le ramenèrent à la réalité. Il changea de voie, constatant qu’il ne roulait plus qu’à soixante kilomètres heure, puis accéléra de nouveau, avec le sentiment de devenir complètement dingue. D’où venaient ces fichues voix ? Qui parlait ?
Au bout d’une demi-heure, il descendit de son véhicule, le revolver dans la poche, les muscles en feu. Il fonça vers les entrepôts Charon. Comme la première fois, la grille était entrouverte. Mais les panneaux « Tests psychologiques » avaient disparu. Ilan courut le long des hangars et se retrouva devant le grand bâtiment à la façade crème où il avait subi les expériences la veille.
Plus d’enseigne « Laboratoires Effexor ». Ilan essaya d’entrer. Porte close. Il regarda sa montre : à peine 6 h 30. Il retourna vers les entrepôts, dénicha une barre en fer sur un tas d’encombrants et s’en servit pour fracturer la porte d’entrée. Dix secondes plus tard, il était devant l’accueil.
Plus un meuble, plus un ordinateur ni un téléphone. Volatilisés. Au bord de la nausée, il essaya d’allumer la lumière, sans succès. À la simple lueur des lointaines lampes extérieures et de la lune, le jeune homme s’enfonça dans les couloirs, ouvrit les portes, pour tomber sur des pièces vides. Traînaient parfois une vieille chaise, une table, mais rien d’autre.
Le néant.
Paranoïa avait encore une fois déserté les lieux. Transformant la réalité en poudre de magicien.
Soudain, il entendit des aboiements. Ceux, terriblement agressifs, d’un gros chien.
Ils provenaient de l’intérieur.
Ilan se retourna. Le long d’un mur au loin, il aperçut le cercle mouvant craché par la lumière d’une torche.
Un gardien et son chien venaient d’entrer dans les locaux.
Le faisceau lumineux s’orienta dans sa direction.
Ilan réagit à l’instinct et fonça droit devant lui, vers le fond du bâtiment. Il y eut un cri lui intimant de s’immobiliser. Ilan l’ignora et courut. À chaque pas, il avait l’impression de crever. De peur. De désespoir. De colère. Les aboiements s’intensifiaient, se rapprochaient, toujours plus graves. Ilan se retourna et vit que la bête était lâchée. Une ombre qui venait de bifurquer, dérapant sur le linoléum avant de reprendre sa course. Là-bas, à quinze mètres à peine.
Dans un cri rauque, Ilan poussa les portes, les unes après les autres, pour se retrouver face à des cubes d’obscurité n’offrant aucune échappatoire. Son avance fondait, le souffle du chien s’intensifiait. Quelques secondes, et il serait cuit.
Il aperçut enfin une fenêtre, se rua dans la pièce, ferma violemment derrière lui. Le cerbère grognait déjà, grattait le bois. Ilan eut l’image de son mollet dans la gueule du molosse, il se rappela la douleur atroce dans sa jeunesse et manqua s’effondrer. Pas le moment de flancher. Avec courage, il ouvrit la fenêtre et dans un cri sauta sur le bitume glacé. En face, les entrepôts déployaient leur immense structure sinistre. L’ombre du jeune homme se faufila entre les parois de tôle, fonça vers la grille. Sa trachée sifflait, ses muscles brûlaient, comme ceux d’un animal traqué.
Il n’était plus qu’une proie. L’homme à capturer et à enfermer. Le fou furieux assassin que personne ne croirait.
Très vite, il s’enfonça dans sa voiture et démarra au moment où le chien et son maître apparaissaient dans son rétroviseur. La torche se braqua dans sa direction. Ses pneus eurent du mal à adhérer sur la fine pellicule de givre accrochée à l’asphalte. Le véhicule chassa un peu sur le côté, une roue percuta le trottoir avant que tout rentre dans l’ordre.
Façon de parler.
Au bord de la crise de nerfs, Ilan trifouilla dans sa poche, son téléphone vibrait. Il ne reconnut pas le numéro. Il ne répondit pas, laissa arriver le message sur le répondeur, l’écouta : « Ici le lieutenant Tartart, police criminelle de Paris. Pourriez-vous me rappeler dès que possible, s’il vous plaît ? Je souhaiterais vous parler. Je vous laisse mon numéro… »
L’albinos était déjà sur ses traces. Comment était-ce possible ?
Ilan raccrocha, songea aux SMS qu’il avait envoyés et aux coups de fil passés à cette Béatrice Portinari. Il suffisait que le véritable assassin ait laissé, proche du cadavre, le téléphone portable de la victime, et le tour était joué.
Le piège se refermait chaque seconde un peu plus.
Heureusement, il y avait Chloé. Elle aussi avait vu la péniche, la petite annonce, elle avait fait les expériences. Elle pourrait témoigner qu’il n’était pas fou. Que tout avait bien existé et qu’on cherchait à lui coller un meurtre sur le dos.
Il composa son numéro, peinant à tenir l’appareil tant ses mains tremblaient. Personne ne décrocha. Il abandonna un message désespéré : « Chloé, rappelle-moi vite, je t’en prie. Je suis dans la merde. C’est Paranoïa , ils m’ont manipulé. Plus aucune trace d’eux. Plus de péniche, de bureaux, plus rien. Je viens chez toi tout de suite. »
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