Bloqué dans un ralentissement, Ilan fixa Chloé dans les yeux.
— Tu aurais dû me parler de ces croix mortuaires. Quand tu m’as plaqué, j’ai failli crever, tellement j’avais mal. Pourquoi tu as réagi de cette façon ? On partageait tout. Je ne te comprends pas, Chloé.
Elle haussa les épaules, les mains regroupées nerveusement entre ses cuisses.
— Au départ, je croyais que ces croix faisaient partie de Paranoïa et qu’on s’adressait à moi, et à moi seule. Qu’on cherchait à m’orienter vers de nouvelles pistes et qu’en parler à quiconque, même à toi, mettrait en péril ma participation au jeu. Je sais, c’était stupide, mais ça a pris le dessus sur tout le reste, ça m’a obsédée. Paranoïa m’a vampirisée, démolie. Mais ça a continué, inlassablement, et ça a commencé à me faire peur. Vraiment peur, parce que, avec ces croix, il n’était plus question de jeu. Je pense que je me suis renfermée sur moi-même. Je n’osais plus sortir de chez moi, je guettais ma porte d’entrée, je trouvais des excuses pour ne pas te voir. Plus j’allais mal, moins je voulais en parler. J’aurais aimé que tu t’aperçoives que quelque chose clochait. Mais tu étais dans ton délire aussi, avec la carte de ton père, tes recherches sur Paranoïa de ton côté… Tout ça te montait à la tête et tu n’allais pas très bien en définitive, toi non plus. C’est de cette façon que tout s’est brisé entre nous deux.
Le véhicule bifurqua sur une départementale moins encombrée. La forêt apparut, au loin, noire et dense. Ilan encaissait en silence ce qu’elle lui racontait, mais ça lui faisait terriblement mal. Il essaya de garder le cap et demanda :
— Tu as fait des recherches sur tes trous de mémoire ? Tu as eu des explications ?
— Jamais. J’ai mis ça sur le compte du stress.
— Est-ce qu’à l’époque tu as soupçonné quelqu’un en particulier pour les croix ? Tu as eu des débuts de pistes ?
— Les autres joueurs, ceux qui voulaient me voir au fond du trou pouvaient être nombreux. J’ai beaucoup d’ennemis dans le milieu des jeux et des chasses au trésor. Tu le sais. Des types que j’ai coiffés au poteau, des frappadingues qui confondent réalité et fiction, qui ont le cerveau ravagé, à force de jouer. Dès qu’il y a de l’argent à la clé, les gens sont capables de n’importe quoi. J’ai déjà reçu des lettres de menaces, des mails d’insultes, des appels anonymes. Toutes sortes de coups bas pour me déstabiliser.
Ilan soupira.
— Des lettres, c’est une chose, des croix mortuaires posées chaque jour sur ta porte, c’en est une autre. Personne ne serait allé jusqu’à organiser un stratagème pareil pour t’écarter d’une compétition quelconque.
— Personne ? Tout le monde, tu veux dire. Naomie Fée aurait très bien pu, par exemple.
— Fée ?
— Cette garce est toujours habillée en noir. Elle est complètement allumée. Les cimetières, les croix mortuaires, ça la connaît, non ? Je sais qu’elle fréquente des clubs sadomaso, j’ai enquêté sur elle. Elle aime infliger la douleur, Ilan, jouer avec la chair et les sentiments. Faire mal pour son propre plaisir, c’est son trip.
Ilan gardait le silence. Chloé était habitée par ses paroles, ça n’aurait servi à rien de l’interrompre.
— Et je sais aussi où elle réside, poursuivit-elle. Devine ? Seulement à quelques rues de mon ancien appartement, comme par hasard. Des gens l’ont déjà vue rôder au bas de l’immeuble.
— Et toi, tu as rôdé au bas du sien, je présume…
— Tu sais qu’elle est capable de tout. T’as couché avec elle…
Ilan ne se laissa pas déstabiliser par ce coup bas.
— Ça ne tient pas. Quelqu’un l’aurait forcément vue pénétrer dans l’immeuble. Surtout une femme avec un physique pareil. Elle est visible comme un corbeau dans une cage de perruches.
— D’accord… Si j’ai bien compris, t’es avec eux , toi aussi.
— Non, je ne suis pas avec eux . Excuse-moi. Avec ce qui m’arrive, je suis mal placé pour parler.
— Ça va.
Ils se turent. Chloé avait posé sa tempe droite sur la vitre, elle fixait l’horizon, sans plus bouger. Ilan ne savait plus quoi penser, tout se bousculait dans sa tête. De plus en plus, il soupçonnait Chloé d’avoir un problème psychique, d’être en proie à une forme de paranoïa quelconque, encore enracinée au fond d’elle-même sans qu’elle puisse s’en rendre compte. Son changement de look, son déménagement… Le jeu, qu’elle voyait partout, qui avait pris possession de sa vie, l’avait contrainte à abandonner ses études… Ces volets qu’elle fermait… Tant de signes qui ne trompaient pas.
Et pourtant, ce n’était pas elle qui entendait des fichues voix dans sa tête ou se réveillait avec une trace de seringue sur le bras.
Ce n’était pas elle non plus qu’on poursuivait pour meurtre.
Alors, que penser ? Que leur arrivait-il à tous les deux ?
Ilan revint au concret. Il se fia aux indications du GPS, qui les menèrent devant une belle propriété individuelle, cernée d’un haut mur et de verdure. Un portail fermé en interdisait l’accès. Ilan se gara plus loin, dans un renfoncement entre les arbres. Il observa les alentours.
— Tu te mets au volant, dit-il à Chloé. Et si tu vois qu’il se passe quelque chose de pas net, tu files et tu appelles les flics.
Ilan ouvrit la boîte à gants et prit le revolver. Chloé lui agrippa le poignet.
— Qu’est-ce que tu fiches avec une arme ?
— Elle appartenait à mon père. C’est juste par sécurité.
— Non, Ilan. Tu te rends compte ?
Il se défit de son étreinte.
— Je ne m’en servirai pas, je te le promets.
Il ferma la porte sans bruit, se présenta devant la grille et, après avoir enfoui l’arme sous son blouson, appuya sur l’Interphone. La demeure était luxueuse, à peine visible dans la végétation. Une caméra était braquée sur lui.
Encore, toujours des caméras.
— Oui ? fit une voix féminine.
— J’aimerais parler à Romuald Zimler.
— De la part de ?
— Alexis Montaigne, improvisa Ilan.
L’identité avait surgi comme ça, sans qu’il réfléchisse. Il avait entendu ce nom quelque part mais était bien incapable de se rappeler où. Face au silence, il ajouta :
— Avec Romuald, nous travaillons ensemble depuis quelques semaines sur un projet.
— Je vois. Malheureusement, il n’est pas là aujourd’hui, il mène un audit toute la journée pour la liquidation judiciaire d’une société de transport. Vous ne pouvez pas l’appeler au téléphone ?
— C’est qu’il ne répond pas. Et c’est très urgent. Pouvez-vous me donner l’adresse de cette société ?
Elle répondit illico .
— C’est à Nemours, sortie 16 de l’A6, à une vingtaine de kilomètres au sud d’ici. Compagnie Réfrigérum…
Elle épela. Ilan hésita à poser davantage de questions, mais il préféra ne pas trop se faire remarquer. Il la remercia, avant de regagner la voiture.
Une recherche sur le téléphone portable de Chloé lui donna l’adresse précise, qu’il entra dans le GPS. L’instrument indiqua vingt minutes de trajet.
— Allons-y.
Ilan reprit espoir, il hésita même à appeler les flics pour leur donner rendez-vous directement là-bas. Mais il voulait auparavant jeter un petit coup d’œil. Et voir le visage de ce Zimler se décomposer lorsqu’il se trouverait en face de lui, un flingue braqué au milieu du front.
Lorsqu’il démarra, il se rappela enfin où il avait entendu l’identité « Alexis Montaigne ».
Il s’agissait du nom de l’infirmier de l’hôpital psychiatrique de son rêve.
Читать дальше