Elle sortit et rabattit la porte derrière elle. Le jeune homme redressa la tête vers la fenêtre et la vit pénétrer dans le véhicule qui restait sur place pour le moment. Il regarda l’horloge : il restait deux ou trois minutes. Il se leva, s’empara des cygnes en cristal, qu’il observa attentivement. Ils portaient une petite inscription indiquant qu’ils avaient été fabriqués dans une cristallerie du nom de Krystom.
Paranoïa était partout, jusque dans les objets les plus insignifiants.
Il essaya de se remémorer les événements de ces derniers jours. D’un côté, le jeu. De l’autre, ceux qui le surveillaient. Qui entraient chez lui. Qui, peut-être, avaient tué ses parents. Ilan ne réussissait pas à s’ôter de la tête que les deux pouvaient être liés. Qu’en participant au jeu, il avait une chance d’avoir ses réponses.
Ici, que lui restait-il, de toute façon, sinon des questions sans réponses ?
Sans plus réfléchir cette fois, il se leva et se rua vers le véhicule.
Les dés étaient jetés.
Ilan s’était installé aux côtés de Chloé, tout au fond de ce grand véhicule haut de gamme qui pouvait accueillir jusqu’à huit ou neuf personnes. Virgile Hadès était assis à l’avant, côté passager, tandis que le chauffeur prenait la route. De petites bouteilles d’eau, de jus de fruit et diverses collations étaient posées sur une tablette, entre les fauteuils confortables.
— N’hésitez pas à vous servir, fit Hadès en se retournant. Le trajet sera long.
— Nous n’avons pas vraiment faim, répliqua Ilan. Où sont les autres joueurs ?
— En route pour la destination finale, dans des véhicules séparés. Ceux qui ont résolu le plus rapidement leurs épreuves de sélection sont déjà sur place. L’une d’entre vous est même déjà arrivée ce matin. Dans le trio de tête.
— Une candidate… Donc, Naomie Fée est dans le lot ? demanda Chloé.
— Vous ne découvrirez les visages et identités des autres que demain matin, lorsque la partie démarrera. Pour le moment, vous êtes tous anonymes les uns pour les autres. Nous devons éviter la moindre fuite, tout doit rester secret le plus longtemps possible.
— Où allons-nous, précisément ?
Ilan garda un ton sec, tranchant. Il en voulait encore furieusement à Hadès pour tout ce qu’il lui avait fait endurer. Ce dernier pianotait en même temps sur son téléphone portable.
— Ne soyez pas impatient. Le lieu est original, vous verrez, et particulièrement adapté à notre jeu. Nous avons juste un petit problème de chauffage qui sera vite réglé, j’espère. Si vous avez des appels à passer, faites-le maintenant. Ensuite, je vous saurai gré de me remettre vos téléphones. L’endroit où se déroulera notre partie doit rester confidentiel, vous vous doutez bien. Il me faudra votre arme également.
Chloé se pencha vers l’avant et lui tendit son mobile.
— C’est bon pour moi.
— Vraiment personne à prévenir ?
— Non. Mais vous devez déjà le savoir, n’est-ce pas ?
Elle se réinstalla confortablement et s’empara d’une bouteille de Coca. Ilan la fixa quelques instants, demanda au chauffeur de s’arrêter une minute, sortit et composa le numéro de son patron. Il prétendit être sévèrement grippé et ne pouvoir reprendre son travail que la semaine suivante. Depuis un an qu’il bossait à la pompe, il n’avait quasiment pas pris de congés, ni manqué de journées. Un employé sans problèmes, obéissant et docile. Aussi son responsable goba-t-il plutôt facilement son mensonge et lui souhaita un prompt rétablissement.
À son tour, il remit son téléphone portable à contrecœur.
— Ils vous seront évidemment restitués dès la partie terminée, dit Hadès. Votre arme, s’il vous plaît.
— Je la garde encore un peu, si ça ne vous dérange pas.
— Désolé, il me la faut. Question de sécurité, cela tombe sous le sens. Si vous le souhaitez, il est encore temps de faire demi-tour et de tout arrêter.
Sous le regard appuyé de Chloé, Ilan finit par abdiquer. L’homme aux cheveux gris glissa les appareils dans les enveloppes marron 7 et 8 et enfonça l’arme dans la boîte à gants. Puis il en sortit deux feuilles qu’il leur tendit. Sur chacune d’elles était écrit en très gros la même chose :
« Principe numéro 1 : Quoi qu’il arrive, rien de ce que vous allez vivre n’est la réalité. Il s’agit d’un jeu. »
— C’est réel mais ce n’est pas la réalité, c’est ça ? commenta Ilan aigrement. Et comment fait-on la distinction ? Comment savoir ce qui est le jeu et ce qui ne l’est pas ?
— C’est là tout l’intérêt. Vous découvrirez les deux autres principes au fur et à mesure de la partie. Apprenez-les par cœur, ils vous serviront à y voir clair. Et maintenant, je ne puis que vous conseiller de vous reposer un peu. La route va être longue, je le répète, et je crois que vous avez besoin de calme.
Il tourna le bouton d’un lecteur de CD. De la musique classique sortit en douceur des enceintes disséminées un peu partout. Les airs de piano apaisèrent quelque peu Ilan, qui laissa reposer sa nuque sur son appuie-tête et ferma les yeux. Il avait des nœuds partout en lui, ses muscles lui faisaient mal. Paranoïa avait transformé ces dernières heures en cauchemar.
— J’aurais bien aimé la connaître avant, cette règle, marmonna-t-il, ça m’aurait évité d’avoir failli crever de peur et de commettre l’irréparable. J’avais un flingue chargé sur moi Chloé, tu te rends compte ?
La jeune femme se rapprocha de lui, elle posa la tête contre son épaule.
— Il n’y a pas eu de casse, c’est l’essentiel. Je suis contente que tu sois là. Rien n’aurait été pareil sans toi. Seule Fée va gâcher la fête. Faudra faire avec.
Ilan ne répondit pas, il ne bougea même pas. Il avait bien senti que rien ne comptait plus pour Chloé que le jeu, et que lui n’avait peut-être été qu’un instrument, un moyen de la faire parvenir à ses fins. Était-elle sincère, même juste un peu, lorsqu’elle affirmait être heureuse de sa présence ? Plus le temps passait, plus Ilan avait du mal à la cerner. Et même s’il avait profondément envie de la serrer contre lui, il préférait ne pas réagir pour l’instant. Il faudrait avoir l’esprit clair pour affronter le jeu. Ne pas se laisser embrouiller par des sentiments trop forts.
— On fait 50/50 si l’un de nous deux remporte le pactole ? demanda Chloé tout bas.
Ilan la repoussa.
— Alors nous y voilà… L’argent, toujours l’argent. Il n’y a donc que ça qui compte pour toi ?
— Tu te trompes. C’est juste une question qu’on doit régler tout de suite pour éviter d’y revenir plus tard.
— Qu’est-ce que t’as envie de faire ?
— On forme une équipe, non ? Alors, on partage.
— Très bien. On partage. Cent cinquante mille chacun. La question est réglée.
Elle lui posa par surprise un baiser sur les lèvres.
— Considère que c’est le gage de ma promesse, dit-elle en regagnant sa place proche de la fenêtre.
— Ta promesse, oui…
Ilan capta le regard d’Hadès dans le rétroviseur. Ce type ne le lâchait pas des yeux, il y avait quelque chose de déplaisant dans sa façon d’observer, qui le mettait mal à l’aise. Le jeune homme se concentra sur la route qui défilait, pensif. D’une certaine façon, ce départ précipité montrait à quel point il n’avait plus d’attache. Depuis quand n’avait-il plus vu ses oncles, ses tantes, sa famille ? Il ne s’en souvenait même plus. Il n’avait même pas de chien ou de poisson rouge à nourrir. S’il venait à crever, il ne manquerait à personne. Et Chloé ne semblait pas mieux lotie que lui.
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