Très vite, un premier officier de police s’installa juste devant Chloé. Il les salua brièvement et éteignit sa grosse torche aveuglante. Les poils de sa barbe brune étaient quasiment gelés, son visage creusé de ridules semblait coulé dans l’acier. Il se pencha vers le côté et tira leur « prisonnier » vers l’intérieur : mains gantées menottées par-devant, l’individu était vêtu d’une combinaison orange et portait un gros blouson en skaï vert, genre bomber. Les flics lui avaient mis une espèce de sac de toile beige sur la tête, comme s’ils l’emmenaient à l’échafaud ou s’apprêtaient à le pendre. L’homme émettait des grognements étouffés et Ilan n’eut aucun doute : sous son sac, il était bâillonné.
Le deuxième policier, un colosse qui devait bien mesurer un mètre quatre-vingt-dix, s’installa à son tour, sans même se retourner vers Ilan et Chloé. Il ôta son bonnet et dévoila un crâne chauve.
— Allons-y, ordonna-t-il au chauffeur.
Le véhicule démarra. Ilan observa avec attention la voiture accidentée sur le bas-côté. Il s’agissait d’une vraie voiture de police, avec la grille qui séparait l’avant de l’arrière et le gyrophare bleu et rouge réglementaire. Hadès avait encore une fois les yeux fixés sur le rétroviseur. Il finit par se tourner vers les flics et demanda :
— Cela vous dérange si je mets un peu de musique classique ? Du Schubert ?
— Allez-y. Ça le détendra. Il n’arrêtait pas de hurler et, comme vous pouvez le constater, nous avons dû prendre quelques dispositions.
Chloé restait dans son coin, calée contre la portière et les bras croisés. La musique arriva et les airs de piano ne détendirent rien du tout. À supposer qu’il ne s’agisse pas du jeu, Ilan se demanda quel genre de crime cet homme pouvait bien avoir commis. Où l’emmenait-on dans ces montagnes ?
D’un coup, sans qu’Ilan s’y attende, le prisonnier se retourna dans sa direction et ne bougea plus. Malgré le sac de toile, le jeune homme eut l’impression d’être transpercé du regard. Le flic au crâne chauve lui donna un coup de coude dans le flanc.
— On se calme Chardon, d’accord ?
L’individu n’émettait plus aucun son, même le coup le laissa de marbre. Il restait immobile et le flic dut faire un effort pour le contraindre à se rasseoir normalement. Ilan se figea soudain. À cause du mouvement du policier, le sac en toile s’était relevé un peu et il remarqua le sillon légèrement coloré à la base du cou. La marque était à peine visible, c’était sans doute l’affaire d’un jour ou deux avant qu’elle disparaisse complètement, mais Ilan était certain qu’il s’agissait du genre de trace qu’aurait pu laisser une tentative de pendaison.
Comme dans son fichu rêve.
Il s’enfonça dans son fauteuil, profondément perturbé. Il ne croyait pas aux prémonitions ni à toutes ces conneries. Mais alors, quelle était l’explication ? Il songea soudain à ses trous de mémoire, ces petits vides qui semblaient ponctuer son existence.
Il ne tenait plus, il fallait qu’il sache, alors il demanda :
— On peut savoir ce que votre prisonnier a fait ?
Le flic de gauche, celui à la barbe gelée, lui adressa un regard en coin.
— Ce qu’il a fait ? Ce charmant individu a massacré huit personnes dans un refuge de montagne, l’année dernière, à trois jours de Noël. Trois femmes et cinq hommes qui ont eu le malheur de se trouver à ses côtés au mauvais moment.
Il se retourna complètement, une main agrippant la banquette.
— On a dénombré en tout quatre-vingt-sept coups de tournevis sur les corps. Quatre-vingt-sept, vous imaginez ? Personne n’a été épargné. Ils n’avaient aucune chance, parce qu’ils dormaient. Le pire, c’est que des experts psychiatriques ont estimé qu’il n’était pas responsable. Mais nous, on sait qu’il a eu parfaitement conscience de ses actes. Qu’il simule la folie, l’oubli, pour échapper à la prison à perpétuité. Un jour, il sortira de l’hôpital psychiatrique où on l’emmène et il recommencera, j’en mettrais ma main au feu.
Il donna une petite claque sur le sac en toile.
— Hein, Chardon ? T’es l’enfoiré le plus intelligent et pervers que je connaisse. On te ramène à la maison, chez les fous.
Ilan encaissa la nouvelle, il avait l’impression de sombrer dans les abysses de la folie. Le tournevis, à présent, qui avait servi d’arme à un octuple meurtre. Ce ne pouvait pas être le hasard, ces flics et cet homme au visage caché étaient forcément des complices de Paranoïa et ils cherchaient à lui embrouiller l’esprit.
Et pourtant, Ilan avait l’impression du contraire. Le prisonnier lui glaçait le sang et il avait remarqué le regard d’Hadès, dans le rétroviseur. L’homme semblait avoir peur de quelque chose. Était-ce l’uniforme qui l’effrayait ? Le fait que les flics puissent mettre leur nez dans ses affaires ?
— Et le drame a eu lieu ici, dans les Alpes ? chercha à savoir Ilan.
— Vous posez beaucoup de questions, répliqua l’autre flic. Qu’est-ce qui nous vaut tant d’intérêt ?
— Curiosité morbide.
— Gardez-la pour vous.
Ils se turent. Ilan préféra ne pas en rajouter et appuya la tête contre la vitre. Il y voyait le reflet de cet étrange prisonnier, bâillonné, rendu aveugle comme un esclave. Les policiers avaient-ils cherché à cacher la marque de pendaison à l’aide du sac ?
Ou était-ce encore les pages de l’un des scénarios diaboliques de Paranoïa ?
Impossible de savoir pour le moment.
Très vite, ses yeux se troublèrent et une image se superposa au reflet du prisonnier sur la vitre : cette femme de la rue de Rennes, Annie Beaucourt, plantée avec le tournevis orange dans le dos. Ilan plissa les yeux, le cadavre se tenait toujours là, sauf qu’il était étendu dans la neige. Et le jeune homme se vit, une fraction de seconde, tenir ce tournevis et l’enfoncer de toutes ses forces. Il entendit même le bruit du métal contre les omoplates.
Dans un sursaut, il plaqua sa main sur la vitre et tout s’évanouit instantanément. Il se tourna vers Chloé, encore tout chamboulé, faillit lui demander si elle avait vu ce reflet elle aussi, mais se retint.
C’était juste dans sa tête. Encore et toujours sa tête.
Mais tellement réel.
Après une demi-heure d’un trajet apocalyptique, le véhicule se trouvait au milieu de nulle part. Il avait quitté la route principale pour s’enfoncer dans une voie plus petite, le long d’une grande étendue noirâtre qui devait être un lac. La couche de neige avoisinait les vingt centimètres. Des lumières apparurent, au loin, comme accrochées à la montagne. Après le passage d’un pont, au ralenti à cause des congères, les formes se précisèrent : de longues structures s’étendaient au bord de la roche, un peu en altitude. La voiture peina à grimper la pente mais les chaînes autour des pneus mordirent la neige avec efficacité. Le flic au crâne chauve se frotta les mains l’une contre l’autre, l’air grave, et se tourna vers Chloé :
— Et vous êtes vraiment volontaires pour vous enfermer là-dedans ?
Elle acquiesça en silence.
— C’est très curieux, poursuivit le flic. Parce que les huit qui se sont fait massacrer, ils participaient aussi à un jeu organisé.
— Quel genre de jeu ? demanda Ilan, qui ne savait plus quoi penser.
Hadès s’empressa de tendre des papiers aux flics pour couper court à la conversation.
— Regardez, nous disposons évidemment des autorisations du gouvernement français pour occuper les lieux durant cette période. Il s’agit d’un endroit très utilisé par le cinéma, pour les tournages de films à ambiance.
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