Ils tournèrent encore à droite, puis à gauche. Des escaliers condamnés par des grilles partaient régulièrement vers les étages. Ils passèrent devant de vieux écriteaux placardés sur les murs, indiquant des directions : « Théâtre », « Cantine ». L’endroit était immense, labyrinthique, et ne semblait pas avoir de limites. Ilan imagina également des sous-sol, des lieux d’intendance comme les cuisines, les laveries, voire les archives, avec toute la tuyauterie, les kilomètres de câbles électriques, les pièces sombres et secrètes.
Il fallait l’admettre : cet hôpital abandonné était l’endroit idéal pour une chasse au trésor d’exception.
— Il y a des caméras, constata Chloé.
Hadès acquiesça. De la condensation se dégageait de leurs bouches, à tous, dès qu’ils parlaient.
— Évidemment. L’ensemble du bâtiment est équipé de soixante-quatre caméras placées à des points stratégiques. Cela me permettra de suivre la progression de chacun d’entre vous depuis un gigantesque panneau de contrôle. Mais elles sont aussi là pour une autre raison.
Il les emmena un peu plus loin. Au fond d’un couloir, enfoncée dans le mur, se trouvait une grande vitre derrière laquelle reposaient des liasses et des liasses de billets. Ilan se rappelait un jeu programmé à la télé tout récemment, où les candidats voyaient la somme qu’ils pouvaient gagner sans la toucher. Une serrure incrustée dans un cadre en acier permettait probablement d’ouvrir le coffre.
— Voici les trois cent mille euros. La vitre est quasi incassable mais vous comprenez pourquoi nous tenons à garder le lieu de notre partie secret.
Les yeux de Chloé pétillaient. C’était impressionnant de voir tant de billets.
— Autant de moyens et d’argent pour un jeu, dit-elle. Nous sommes tous des anonymes, et personne sur cette planète ne donne de l’argent sans raison. Qui finance, et pourquoi ? Il y a forcément une motivation.
Hadès ne répondit qu’après quelques secondes de réflexion :
— Vous le découvrirez si vous allez au bout. En tout cas, j’espère que cette somme vous stimulera chaque heure de chaque journée.
— Vous n’avez pas vraiment répondu à la question. Vous savez rester mystérieux.
— Il le faut quand on a mon rôle.
Ils firent demi-tour. Après quelques minutes de marche, ils arrivèrent dans un endroit un peu moins délabré qui avait dû être un espace de vie pour les malades. Sur la gauche, des douches communes apparemment rénovées, des toilettes propres, puis ce qui ressemblait à une grande cuisine équipée, quasiment neuve. Plus au fond, vers la droite, un ensemble de portes. Virgile Hadès ouvrit l’une d’elles et fit place à Ilan.
— Vous êtes dans une partie que nous avons entièrement aménagée pour un confort que nous espérons optimal. Voici votre chambre. Je vous invite à y entrer pour attendre les explications que je vous donnerai d’ici quelques minutes par l’intermédiaire d’un haut-parleur.
— Moi qui m’attendais à un grand accueil chaleureux avant la partie, dit Ilan, avec de la musique joyeuse et des bouteilles de champagne, histoire de bien nous mettre dans l’ambiance. Où sont les pom-pom girls ?
Ilan se présenta sur le seuil. C’était horriblement spartiate. Un simple lit, une table avec un plateau-repas dont le contenu fumait encore, quatre murs, une fenêtre protégée par une grille et des toilettes dans un renfoncement. Le jeune homme aperçut le haut-parleur dans un coin et fixa la porte, côté intérieur. Il releva des yeux sombres vers Hadès.
— Pas de poignée, de nouveau. Comment sort-on d’ici si vous fermez la porte ?
— Vous avez trouvé la première fois. Cette fois encore, vous y arriverez, j’en suis persuadé.
— Et Chloé ?
— Sa chambre sera à quelques mètres de la vôtre. Je l’y accompagne.
— J’aimerais lui parler une minute seul à seule, si vous le permettez.
— Naturellement.
Hadès s’éloigna. Ilan tira Chloé à l’intérieur de sa chambre. Le chauffage électrique, installé au pied du lit, diffusait une chaleur vraiment bienvenue.
— Tu te rappelles, le matin où tu es venue chez moi pour me parler de Paranoïa ? J’avais fait un cauchemar horrible, juste avant que tu m’appelles. Depuis tout ce temps, il n’arrête pas d’y avoir des coïncidences troublantes entre la réalité et ce cauchemar.
— Ilan… Ce n’est peut-être pas le moment.
— Si, justement, parce qu’on est en plein dedans. Le prisonnier accompagné par les deux flics, il avait une marque autour du cou, comme celle laissée par une trace de pendaison. Eh bien dans mon rêve, un type avec une taie d’oreiller sur la tête se pendait aux barreaux d’un lit. (Il désigna le lit.) Des barreaux comme ceux-ci. Et devine dans quel endroit ?
Elle haussa les épaules.
— Dans une chambre d’hôpital psychiatrique ! Même si elle était un peu différente de celle-ci, avoue que c’est complètement dément. Comment tu peux expliquer une chose pareille ?
— Pour la marque autour du cou, tu es sûr ? Je n’ai rien vu. Comme tu dis, le prisonnier avait un sac de toile sur la tête. Tu peux très bien avoir…
— Imaginé, c’est ça ?
Chloé soupira et dit :
— Le cerveau est en perpétuelle restructuration, il arrive dans certaines situations de stress que l’esprit modèle les souvenirs pour qu’ils collent à la réalité et t’y fasse croire dur comme fer. Je l’ai vécu avec les croix mortuaires. Tu as traversé beaucoup d’épreuves ces derniers jours, un mélange éprouvant de fiction et de réalité. Tout cela a dû embrouiller ton esprit. Le souvenir que tu as de ton rêve évolue peut-être au fil du temps, en intégrant naturellement les éléments qui t’entourent.
— Non. Tout est vrai. Je…
— Tout est vrai ? Tu parles d’un rêve, Ilan, quelque chose qui ne s’est passé que dans ta tête. Tu as bien conscience de ça, j’espère ?
— J’en ai conscience.
— Ce cauchemar, tu n’en as parlé à personne ?
— Non.
— Alors, comment peux-tu seulement imaginer qu’il y ait un rapport avec ce qui se passe ici ? Si tu penses que le souvenir de ton rêve est exact, ce dont je doute franchement, alors on va mettre ça sur le compte des coïncidences troublantes, d’accord ? À moins que tu n’aies une autre explication ?
Ilan ne répondit pas. Il savait qu’il ne se trompait pas mais n’avait aucune réponse cohérente.
— On se voit plus tard, ajouta-t-elle. Mais ne flippe pas, d’accord ? Il va falloir que tu sois au top. On est dans Swanessong. Cet hôpital est une véritable légende, j’aurais donné beaucoup pour le visiter un jour. Toute l’histoire de la folie et de la psychiatrie, depuis la fin du dix-neuvième siècle, est condensée ici, entre ces murs abandonnés. Cet hôpital est entièrement à nous, c’est une chance inespérée.
Il lui attrapa la main, toujours aussi glaciale. Il la fixa tendrement.
— Quand je suis allé chez toi et que j’ai vu ton appartement vide, j’ai cru que tu étais avec eux. J’ai cru que tu m’avais trahi et entraîné dans une spirale infernale, pour je ne sais quelle raison. Je suis désolé d’avoir pensé une chose pareille.
Elle lui sourit.
— C’est tout pardonné. Tu n’étais pas vraiment dans ton état normal.
— Un dernier truc… C’est par rapport au prisonnier. Ce qu’ont dit les flics, sur ces huit joueurs assassinés, tu ne trouves pas ça étrange ? Eux aussi, participaient à une compétition. Ils étaient huit, comme nous. Et c’était en décembre également.
— C’est trop gros, justement. Je crois qu’ils étaient surtout là pour nous faire flipper. Tu avais raison : ces policiers font sans aucun doute partie du jeu et on doit s’attendre à les revoir, à un moment ou à un autre. Bonne chance pour demain.
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