L’un d’entre vous va mourir.
Aussi, dès qu’il entendit les premiers bruits d’activité humaine dans le couloir, Ilan ressentit-il un immense soulagement. Comment interpréter la sentence effroyable qu’il avait trouvée sous son oreiller ? Si les organisateurs avaient décidé de plomber l’ambiance dès leur arrivée et de semer de nouveau le trouble, ils avaient réussi.
D’abord, il lui fallait une bonne douche bien chaude. Ilan décrocha l’une de ces horribles tenues bleues de patient, un pull à col roulé anthracite, une serviette, et prit du savon. Malgré la diversité des produits, il n’y avait rien pour se raser. Il sortit de sa chambre et affronta le courant d’air dans un frisson.
Les néons crachaient une lumière blanche, crue, qui agressait la rétine. Les douches se trouvaient sur la gauche. De grandes cabines individuelles, en bon état, étaient plantées dans un coin d’une véritable salle d’eau d’époque : carrelages abîmés, tuyauteries rampantes, trous dans le plafond. S’étalaient, le long des murs, d’antiques baignoires crasseuses avec des sangles de contention et des cadrans à boutons. Elles étaient profondes, sur pieds, et une espèce de gouvernail métallique, protégé par une petite grille, indiquait « glacé/froid/tiède/chaud/brûlant ». Ilan s’imagina là-dedans, sanglé comme une bête. Même dans ce lieu d’intimité, de purification, on avait privé les patients de leur liberté.
Il prit sa douche rapidement et se vêtit dans la cabine. Sous-vêtements blancs standards, pantalon bleu ciel en coton, le fameux pull, et large surchemise à boutonner. Il replia un peu ses manches, enfila les baskets fournies qui lui allaient à la perfection, sortit et s’observa dans un miroir neuf accroché au mur, au-dessus de lavabos récents eux aussi. Pas de quoi participer à un défilé de haute-couture. Une vraie dégaine de malade mental. Ilan ébouriffa ses cheveux et poussa un grognement, tordant la bouche comme un fou furieux.
— Pas mal, ton imitation. C’est bien une imitation, j’espère ?
Ilan sursauta. La main d’un homme brun, encore vêtu de ses propres habits, se tendit vers lui. L’individu devait être un peu plus âgé et était légèrement plus grand. Ils se serrèrent la main. Celle de l’homme était glaciale.
— Frédéric Jablowski. Appelle-moi Fred.
— Ilan Dedisset. Tu peux m’appeler… Ilan.
— C’est la tenue qu’ils t’ont refilée ?
— L’une des tenues toutes identiques, tu veux dire. T’as la même chose ?
— On ne peut pas dire ça, non. Mais le bleu dentiste, ça te va plutôt bien, beauté .
Il hocha le menton vers une cabine.
— L’eau est bonne ? Parce que, c’est pas pour dire, mais j’ai l’impression qu’on va se les geler sévère.
— Elle est parfaite.
— On se voit tout à l’heure.
Frédéric Jablowski s’éloigna.
— Au fait, t’as eu le mot sous ton oreiller, toi aussi ? demanda Ilan.
— Faut pas en tenir compte. Des conneries.
Il disparut derrière une porte et, après quelques secondes, Ilan entendit l’eau couler. Il retourna dans sa chambre pour y déposer ses affaires, se donner un coup de peigne puis il se rendit dans la cuisine. Elle se trouvait à l’opposé de la salle d’eau, vers la droite dans cet interminable couloir qui semblait sans fin. Les carrelages en damier, au sol, renforçaient l’effet de perspective et donnaient l’impression que les deux murs pourtant parallèles finissaient par se rejoindre.
L’aile A des hommes, la dure-mère.
Deux candidats étaient déjà dans la grande pièce de vie qui comprenait réfrigérateurs, congélateurs, four, plaques chauffantes… Ilan reconnut immédiatement l’un d’eux : il s’agissait du gros aux dreadlocks blondes, qu’il avait croisé lors des tests chez Effexor. Il était assis devant la table et était en train de parler avec l’autre type.
— … du métal à mémoire de forme : un alliage de titane et de nickel, qui n’existait nulle part et qui d’un seul coup, après le crash de Roswell, commence à faire son apparition entre les mains de l’armée américaine. C’est pas bizarre, ça ?
« L’autre » se tenait au fond, debout à proximité d’un radiateur électrique. En le voyant, avec ses lunettes à monture carrée, ses courts cheveux frisottants et sa bouche en coin, Ilan pensa immédiatement à un informaticien ou à un type collé devant un écran à longueur de journée. Il n’avait pas trente ans. Contrairement au gros type habillé en civil, il avait passé une tenue de patient identique à celle d’Ilan.
Les deux paires d’yeux convergèrent vers lui lorsqu’il s’approcha de la grande table en acier vissée dans le sol. Ici, tout était scellé dans le béton : les chaises, les meubles, même la poubelle.
— Et voilà un troisième patient, fit le mastodonte. Je vois que tu as aussi bien dormi que nous. Je m’appelle Gaël Mocky, alias Bull 20 .
— Moi, c’est Ilan Dedisset. Pourquoi 20 ?
— Une vieille histoire sans importance.
Ils se serrèrent la main. Ilan crut que ses os allaient exploser lorsque les doigts boudinés et froids se rabattirent sur les siens.
— T’as bien caché ton jeu chez Effexor, fit-il avec une grimace.
— Quand il s’agit de jouer, je suis redoutable. Tu finiras par t’en apercevoir.
Le gros Mocky désigna les placards.
— Si t’as faim, c’est raté, parce que tout est vide. Pourtant, les placards, les frigos, les congélos, c’est pas ce qui manque. Il y a même une friteuse avec des pains de graisse. Mais pas un biscuit, rien. Et j’ai fouillé partout. Hadès est le roi des comiques. Une friteuse, t’y crois, toi ?
Interpellé, Ilan se dirigea vers le second individu, qui tenait ses cartes de tarot dans la main gauche. Dans cette pièce éclairée elle aussi par des néons, les fenêtres avaient été murées depuis peu.
— Moi, c’est Vincent Gygax, fit-il d’un ton plutôt sec et sans lui serrer la main.
— Gygax… T’as quelque chose à voir avec Gary Gygax, le créateur de Donjons & Dragons ?
— Je suis le fils adoptif de l’un de ses neveux. Il était une espèce de grand-oncle, si vous voulez, mais je ne l’ai quasiment jamais vu.
— Ce jeu a bercé mon adolescence. Un grand-oncle… Ça en jette, quand même.
— Pas vraiment, non.
Gygax gardait une mine fermée. Quand il serrait les lèvres, sa bouche ressemblait au fil d’un rasoir. Il désigna la poche d’Ilan.
— Vous avez vos cartes de tarot avec vous ?
— Oui, pourquoi ?
— De quelles figures il s’agit ?
— Pas des figures, mais des huit. Les quatre huit. Et toi ?
Gygax mit les mains dans les poches.
— Vous n’y croyez pas au principe numéro 2, hein, vous n’y croyez pas ?
— Bien sûr que non, il n’y croit pas, fit Mocky. Le principe numéro 1 dit de ne pas croire au principe numéro 2. C’est bien ça, Ilan ?
Ilan acquiesça.
— Personne ne va mourir, évidemment. Ils parlent sans doute d’une élimination.
Il se tourna vers Mocky.
— Tu n’as pas eu de joli uniforme bleu, comme nous ?
— Si, si, avec ce qu’il y a dans mon armoire, j’ai de quoi habiller une équipe de foot. Mais hors de question que j’enfile une tenue de patient. Personne ne va me dire comment m’habiller, et je trouve ces… costumes complètement débiles.
Ilan se dirigea vers les congélateurs et les réfrigérateurs, il voulait vérifier par lui-même les propos de Mocky. Ils étaient bien vides.
— Comment vous êtes arrivés jusqu’ici ? demanda-t-il. Qu’est-ce qu’Hadès et toute son équipe vous ont fait subir ?
Gaël Mocky parla le premier :
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