— J’habite du côté du Havre. Je suis livreur, électroménager et compagnie. Il y a trois ou quatre jours, je rentre chez moi par une petite route que j’emprunte toujours et là, au milieu de nulle part, un type se tient sur le bas-côté, sa voiture est en panne. Moi, je ne m’arrête jamais pour un auto-stoppeur, on ne sait pas ce qui peut arriver. Mais manque de chance, j’ai crevé à trois ou quatre cents mètres de là. Un clou en plein dans le pneu, comme par hasard. Et là, je me rends compte que je n’ai pas de roue de secours. Disparue. C’est de cette façon qu’ils sont entrés dans ma vie. Avec un putain de clou. Eux, Paranoïa … À cause du type en panne, je me suis retrouvé, de fil en aiguille, avec un kilo de cocaïne à devoir planquer chez moi. T’y crois, toi ?
— De la vraie cocaïne ?
— Non, juste de quoi faire un kilo de crêpes mais ça, je l’ai su qu’à la fin. Après deux jours d’enfer absolu, voilà que je me retrouve sur le parking des transports Réfrigérum, à devoir livrer cette poudre si je ne veux pas finir raide mort, enterré au milieu des bois par une bande de fous furieux. Quand Hadès est apparu et m’a expliqué, je l’ai presque serré dans mes bras.
Il haussa ses grosses épaules carrées.
— Et toi ? Explique.
Ilan se plia au jeu. Le courrier, le rendez-vous à l’appartement, le cadavre, la fuite avec Chloé, une autre participante… Rien qu’en racontant, il sentait l’angoisse revenir au galop. Gaël Mocky s’extirpa péniblement de sa chaise — l’espace entre le dossier et la table vissée était juste pour un type de sa corpulence — et ouvrit le robinet de l’évier. Il fit couler l’eau très fort et invita Ilan à s’approcher.
— Il y a une caméra dans l’angle, ne regarde pas maintenant, fit-il tout bas. On a affaire à un réseau puissant, extrêmement bien organisé. Le personnel, le matériel du gouvernement comme des voitures de police, l’accès à des données privées, les espions sur les forums ultra confidentiels. Ils connaissent ta pointure de chaussures, la taille de tes fringues, ont accès à des fichiers sensibles.
— Tu penses à quoi ?
— Je n’en sais rien pour le moment, on va voir. Mais à mon avis, il n’y a pas que le jeu derrière tout ça. Qui serait capable de réquisitionner un tel hôpital, même désaffecté, ou de rénover cette partie pour qu’on puisse y loger ? L’eau, l’électricité, toute cette intendance, ça coûte un pognon monstre. Et avoue qu’en ce moment, le pognon, c’est pas ce qui court les rues. On a peut-être affaire à un nouveau concept de télé-réalité et ils vont vendre les droits à quarante pays ? Ou alors, une dizaine de multimillionnaires anonymes sont en train de nous regarder en ce moment même et font des paris ?
Ilan repéra la caméra en allant s’asseoir et demanda à Gygax de lui faire part de son expérience. Mais le type aux lunettes carrées croisa les bras sans répondre.
— À moi non plus, il n’a rien voulu dire, lâcha Mocky en fermant le robinet. Ça n’a pas dû être glorieux.
Bull sortit une cigarette de sa poche, la renifla.
— Il me reste au moins quelques clopes. Dites, tous les deux, vous savez pourquoi ils ont fermé cet hôpital ?
Une voix parvint de l’entrée et répondit :
— Problème de fric, sans doute. Mais en tout cas, faudrait sérieusement penser à décontaminer le site si on veut continuer à y faire entrer des êtres humains. Parce que cet hosto, c’est une belle saloperie.
Celui qui parlait était le type qu’Ilan avait croisé dans les douches : Frédéric Jablowski. Il portait un pantalon en toile blanc, ainsi qu’une longue blouse blanche, par-dessus son col roulé. Il s’approcha de Mocky avec un petit morceau grisâtre dans la main qu’il agita devant lui.
— De la crocidolite. On l’a beaucoup utilisée dans les années quarante pour sa résistance au feu et son caractère imputrescible. C’est la pire des cochonneries, et ce bâtiment en est bourré jusqu’à la moelle.
Il le plaça devant le nez de Mocky.
— Peut-être bien qu’une poussière de cet amiante s’est logée au plus profond de tes poumons, bien au chaud, gueule d’amour , et que d’ici quelques années elle va entraîner la naissance de belles petites cellules cancéreuses qui se chargeront de te ronger intégralement de l’intérieur.
Mocky repoussa sa main durement.
— Vire ça de mon nez, s’il te plaît !
Avec un sourire, Jablowski jeta le morceau à la poubelle et, à son tour, examina les lieux. Il pointa une cafetière.
— Tu me fais un café bien serré ? Je crois qu’on va en avoir besoin.
— Ça va être difficile, on n’a ni boisson ni nourriture. Je suppose qu’il faut attendre le début du jeu pour résoudre ce mystère.
Gygax se décolla de son mur pour aller sur celui qui faisait face aux réfrigérateurs. Il se rongeait les ongles comme un lapin dévore une carotte.
— Pourquoi vous avez une tenue de médecin et pas nous ? demanda-t-il.
Jablowski avait coiffé ses courts cheveux bruns vers l’arrière. Il avait un visage acéré, semblable à un silex taillé, et plutôt un physique de sportif.
— Mon armoire est pleine de ces blouses. Je me suis planté dans mes études de médecine, c’est sans doute un hommage.
Tout en palpant quelque chose dans sa poche droite, il s’assit.
— Je ne sais pas pourquoi j’ai cette tenue et pas vous. On dirait qu’il y en a qui vont jouer les psys et d’autres les fous. Et franchement, je préfère mon rôle.
Ilan tenta de cacher son inquiétude. Des médecins, des patients, dans un hôpital psychiatrique. Rien que les tenues impliquaient une notion de hiérarchie et, s’il fallait faire des équipes, il se voyait déjà mal associé à des types comme Mocky ou Gygax. Question de feeling.
Des coups lourds provinrent soudain du couloir. Ilan abandonna sa tasse sur la table et se précipita. Les autres suivirent. Le bruit venait de l’une des chambres.
— On peut m’ouvrir ? fit une voix.
Chloé sortit presque en même temps de sa pièce. Elle était habillée en tenue de médecin. Échanges de regards silencieux, de hochements de tête en guise de salut. Elle vint se positionner aux côtés d’Ilan.
— Ça va, toi ?
— Bof, bof. T’as vu le message sous l’oreiller ?
Elle acquiesça gravement.
— Tu comprends la raison de ces tenues ? demanda Ilan.
— Sûrement pour nous mettre dans l’ambiance.
— Ça fait chier. On ne sera pas ensemble.
Frédéric Jablowski prit les devants et s’adressa au candidat enfermé dans sa chambre, un petit sourire aux lèvres.
— Un problème, on dirait ?
— Où est cette putain de clé ? fit la voix.
Le grand brun recula un peu et considéra Chloé et Ilan.
— Tiens, un patient et son médecin qui se connaissent ? À qui ai-je l’honneur ?
— Chloé Sanders. On participe à deux au jeu, avec Ilan.
Jablowski ne se départit pas de son sourire.
— J’ignorais que Paranoïa recrutait des équipes, c’est toujours propice à la triche. Bon… On le laisse gueuler et on retourne dans la cuisine, histoire de papoter tranquillement en attendant le début des hostilités ?
Mocky s’approcha de la porte.
— La clé est certainement dans une poche ou une doublure de l’une des tenues accrochées dans le placard.
— Merci, répliqua la voix.
Jablowski vint lui presser l’épaule par-derrière.
— T’étais pas obligé de le lui dire. Je te parle gentiment, là, maintenant, mais n’oublie pas que c’est une compétition.
— Et alors ? Ça exclut le fair-play ?
— Trois cent mille euros, ça exclut tout, mon gars. Mieux vaut être sept à participer que huit, si tu vois ce que je veux dire.
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