Ilan observait le plan qu’il venait de déployer.
— Ce schéma est vraiment très incomplet, cette partie n’y figure même pas. On retourne sur nos pas et on prend à droite, il y a une grande partie « Soins », pas très loin d’ici.
Ils suivirent les indications d’Ilan et bifurquèrent sur la droite dès qu’ils le purent. Très vite, le décor changea. Les murs lisses laissèrent place à des surfaces en carrelage blanc. Le plafond était plus bas, percé d’ampoules allumées protégées par de petites grilles. La première pièce accessible — car non verrouillée, contrairement à d’autres — était un cabinet de dentiste. Un grand fauteuil trônait au milieu, avec ses sangles, le bras articulé, les aspirateurs à salive. Certains instruments étaient encore disposés dans leurs bacs.
— C’est si étrange, fit Ilan. Tout est encore quasiment intact. Et plutôt moderne.
— Et il n’y a même pas de poussière. Ils ont astiqué avant notre arrivée.
— On dirait que le temps s’est arrêté d’un seul coup. Où sont passés tous les patients et le personnel qui vivaient dans cet endroit ? Pourquoi ce matériel n’a-t-il pas été embarqué ? Il y en a pour un paquet d’argent, non ?
Sa question resta sans réponse. Ils progressèrent encore, Chloé s’invitait dans chaque pièce, les yeux pareils à ceux d’un gamin face à une friandise.
— C’était une véritable ville, fit-elle. Podologie, radiographie… Et là…
Elle essaya d’ouvrir une porte sur laquelle était marqué « Électrochocs ».
— Fermée, malheureusement.
— Je dirais plutôt « heureusement ». Pas envie de savoir ce qu’il s’est passé là-dedans. Ça existe encore, les électrochocs ?
— Évidemment, ça s’appelle l’électrothérapie. Les chocs électriques donnent des résultats encourageants très rapidement, notamment lorsqu’il s’agit de la mémoire et des souvenirs enfouis. Ici, on devait en user et en abuser, je suppose.
Cette fois Gygax restait en retrait, il marchait lentement, évitait les morceaux de verre au sol comme un chat qui ne voudrait pas se couper un coussinet. Il suivait sans parler. Juste ses grands yeux ronds, qui roulaient sous ses lunettes carrées. Ilan se demanda comment un type qui paraissait aussi déconnecté, aussi « bizarre », avait pu arriver jusqu’ici et déjouer toutes les astuces de Paranoïa .
Ils doublèrent une salle capitonnée complètement dépouillée, tournèrent encore, marchèrent longtemps, jusqu’à atteindre la dernière pièce. Impossible d’aller plus loin, le couloir se terminait en cul-de-sac.
— Bon Dieu, la voilà enfin, s’exclama Chloé en restant immobile dans l’encadrement d’une porte. La fameuse salle dédiée à la lobotomie préfrontale. L’une des toutes premières du genre, qui a fait la sombre réputation de cet hôpital.
Avec Ilan, elle s’avança doucement dans la vaste pièce dont la lourde porte métallique était grande ouverte. Il y avait le même genre de baignoire que dans leur espace de vie, avec les sangles et les boutons. Juste à côté reposaient trois grandes tables en acier, rehaussées chacune d’un panneau de contrôle sur lequel on pouvait brancher des fiches électriques. Sur l’une d’elles s’étalait une camisole de force intégrale, toute grise, qui avait dû emprisonner des patients du sommet du crâne jusqu’aux pieds. Il y avait un simple trou pour le visage et une dizaine de sangles qui permettaient de la rendre solidaire de son support métallique.
— Regarde…
Sur un mur se trouvait une fresque peinte représentant un coucher de soleil avec un cygne noir nageant sur un lac. Neuf cercles de taille croissante entouraient l’animal comme autant de ronds dans l’eau, suggérant le mouvement. Chloé s’approcha, interloquée.
— Le cygne noir, le symbole de Paranoïa , entouré de neuf cercles…
Ilan fit glisser sa main sur le mur.
— La peinture est très ancienne, elle s’écaille. Hadès et toute sa bande n’ont pas pu la peindre récemment. Ou alors, c’était il y a des années.
Avec Chloé, ils se regardèrent, inquiets.
— Ça veut dire que ce cygne noir, il a été réalisé par… les gens de l’époque, peut-être des patients, estima Ilan. Comment pourrait-il y avoir un rapport avec Paranoïa, qui n’existait pas il y a tant d’années ?
— Une question à laquelle il faudra répondre, j’ai l’impression.
Cette fois, Ilan avait noté de l’anxiété dans la voix de Chloé. Il jeta un œil vers l’entrée : Gygax n’était plus là. Chloé s’approcha de l’une des paillasses carrelées, prit en main un instrument chirurgical avec une poignée et une interminable pointe en acier.
— Le leucotome, le fameux pic à glace. On l’enfonçait dans le lobe orbitaire des patients sur quasiment toute sa longueur après avoir soulevé la paupière. On sectionnait alors les fibres fronto-thalamiques de la substance blanche, libérant ainsi l’esprit de contraintes émotionnelles pathogènes.
— On euthanasiait leur psychisme, souffla Ilan avec une grimace, on les transformait en mollusques. C’est ignoble.
Il considéra l’instrument de mort.
— Il a l’air tout neuf. Ça fait plus de cinq ans qu’il est abandonné ici, pourtant.
— Voire davantage, la lobotomie n’est plus pratiquée depuis un bail. Mais ces instruments-là ne rouillent jamais.
Ilan se frottait les épaules machinalement, observant les tables, la camisole. Tout son corps se raidit.
— Merde… Tu n’as pas remarqué quelque chose qui cloche ? Il y a de la poussière partout, sauf sur les instruments et la camisole. Regarde, elle a l’air intacte, comme si elle sortait de la machine à laver. Et dans le cabinet de dentiste, j’ai remarqué que c’était la même chose pour le fauteuil.
Chloé dut bien admettre qu’Ilan avait raison.
— Sortons d’ici, dit Ilan. Cet endroit me fiche les jetons.
Lorsqu’ils retournèrent dans le couloir, ils constatèrent que Gygax s’était définitivement volatilisé.
— Ce type est franchement louche, murmura Chloé. Il ne parle presque pas, a de drôles de manières, semble changeant comme une girouette. Et je n’aime pas son regard. Il ne m’inspire pas confiance.
— Parce que quelqu’un t’inspire confiance, ici ? Ces gens sont là pour gagner. Ils ne feront aucun cadeau et ne sont pas dans le jeu pour se faire des amis.
À ce moment, une voix d’homme très lointaine appela.
— Je crois que nos chers « amis » ont trouvé quelque chose, fit Ilan.
Le couple remonta les couloirs à vive allure et perçut, en plus de l’appel, des bruits provenant d’une aile transversale qu’ils n’avaient pas encore visitée.
— Tu as entendu ?
Chloé acquiesça. Ilan fit un détour, entraînant sa partenaire avec lui. Cette fois, des peintures ornaient les murs et les plafonds. Un taureau monstrueux, un gros fleuve noir, des cercles concentriques de couleurs différentes.
— On dirait le Minotaure, dit la jeune femme en levant la tête.
— Et encore les neuf cercles qu’on a vus autour du cygne peint dans la salle de lobotomie. Comme dans L’Enfer de Dante.
— La Divine Comédie .
Ils s’approchèrent d’une salle éclatante de couleur.
— Thérapie par l’art, fit Chloé en s’arrêtant. Un moyen de forcer la maladie à s’exprimer.
Sur chaque centimètre carré de mur, des photos, des dessins, des peintures se chevauchaient. Il y en avait des centaines. Des figures réelles, d’autres étranges, des formes artistiques jaillies de cerveaux malades. Les cercles étaient encore là, concentriques, imbriqués, ainsi que les monstres mythologiques : les Furies, Méduse, le Centaure, peints de la même main.
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