Ils voulurent faire demi-tour, mais Chloé tendit une main devant elle, bloquant le passage.
— C’est là où vous vous trompez, justement. Il n’a jamais été autant question de jeu.
— Tu plaisantes, là ?
— Qu’est-ce qu’on a, exactement ? Du sang sur un matelas, et des gouttes parfaites, semées comme les cailloux du Petit Poucet qui nous mènent jusqu’à cette pièce effroyable et inaccessible. Pas de bruit, pas de corps. Seulement des suppositions.
— Parce qu’un type qui s’est vidé de la moitié de son sang, t’appelles ça des suppositions, toi ? cracha Fée.
Au sol, Ilan se débrouillait pour enrouler une nouvelle lanière autour de sa torche, dont la flamme avait sérieusement faibli.
— Je te pensais plus maligne, releva Chloé. N’importe quel sang animal ramené dans une poche peut faire l’affaire. Qu’est-ce qu’on a véritablement face à nous ? Un premier principe qui nous dit de ne pas croire ce qu’on voit. Un deuxième qui nous annonce que quelqu’un va mourir. Et évidemment, quelqu’un donne l’impression d’être mort.
— Il n’est pas le seul impliqué, fit Ilan. Mocky aussi a l’air d’avoir eu un problème.
— Admettons. Et pourquoi cela ne serait-il pas seulement une mise en scène ? Pourquoi cela ne ferait-il pas partie du jeu ? N’oubliez pas que le but principal de Paranoïa est de nous procurer la peur de notre vie. Jusqu’à présent, les épreuves étaient un peu légères, non ?
— Aussi légères que du deux cent vingt volts dans l’organisme, répliqua sèchement Ilan.
Elle le fixa froidement, avant de poursuivre :
— Et si nous subissions simplement la conséquence de l’un des objectifs de Leprince ou de Mocky ? Et si c’étaient eux, les fameux intrus ? J’ai la certitude que le jeu n’apparaît pas seulement à des horaires fixes, entre 9 heures et 19 heures, mais qu’il est omniprésent. Il est incrusté en chacun d’entre nous, il habite nos jours et nos nuits. Nous sommes en lui. C’est le cas depuis que Paranoïa existe et je ne vois pas pourquoi cela changerait aujourd’hui.
Philoza se frotta le menton.
— Tu as peut-être raison. Mais peut-être que tu te trompes aussi. Dedisset prétend avoir reçu des chocs électriques, il…
— Je ne prétends pas. J’ai reçu des chocs électriques. Et je vous garantis que c’était tout sauf un jeu.
Ilan changea sa torche de main.
— Il y a une autre donnée à intégrer, ajouta-t-il. Chloé et moi, on a été amenés ici par une voiture break qui, durant le trajet, a embarqué deux flics et un fou furieux qui devait être transféré vers une unité pour malades difficiles, à trente kilomètres d’ici. Leur véhicule avait eu un accident.
— Une UMD ? répéta Philoza. Ce genre d’endroit où l’on enferme des meurtriers ultra violents ?
— Exactement. Le type, Lucas Chardon, a massacré huit personnes au tournevis l’année dernière dans un refuge de montagne. Et apparemment, il a déjà été pensionnaire de cet établissement par le passé.
Tous l’écoutaient sans broncher.
— Comment tu le sais ? demanda Fée.
— Peu importe. Après nous avoir déposés ici avant-hier au soir, le chauffeur devait franchir le col pour emmener les trois voyageurs à destination. Or hier, juste avant l’extinction des feux, je suis allé faire un tour avec Mocky, il voulait me montrer quelque chose.
— T’es donc le dernier à l’avoir vu, dit Fée d’un air suspicieux. Et quel genre de chose il voulait te montrer ?
— Pas tes oignons. Par une fenêtre, on a aperçu les phares de notre fameux break. Je crois que le véhicule était abandonné quelque part dans l’enceinte du complexe psychiatrique, à l’arrière de cet hôpital. Ça peut laisser supposer…
— Qu’il y a un fou furieux caché entre ces murs et qu’il va se mettre à massacrer tout le monde ? le coupa Chloé d’un air cynique. Comme dans un bon petit film d’horreur ?
— Avec ce qui est arrivé ce matin, je n’ai pas envie de le savoir. Mais avoue que ces gouttes de sang, ça pourrait très bien être la conséquence d’un coup de tournevis dans le dos ou la poitrine.
Chloé s’approcha au plus près des flammes. Avec les lueurs dansantes, ses lentilles de contact rendaient ses yeux d’un bleu étrange, subaquatique.
— Ces phares, tu les as vus par toi-même, ou c’est Mocky qui te les a montrés ? demanda-t-elle.
Ilan n’aimait pas le ton qu’elle employait.
— C’est Mocky, admit-il. Il m’a attiré vers une fenêtre pour me les montrer.
Chloé eut un petit sourire cruel. On aurait dit un avocat du barreau en pleine plaidoirie. À ce moment, Ilan lui en voulut, c’était comme si elle le ridiculisait devant tout le monde.
— Merci, se contenta-t-elle de lui répondre.
Elle se tourna vers les autres.
— Ceci est monté de toutes pièces, depuis la première seconde où nous avons décidé de participer au jeu. Cet accident, cette histoire d’unité pour malades difficiles faisaient évidemment partie du scénario. Tout comme cette voiture aux phares allumés, quelque part dans l’enceinte. Dans cette pièce dédiée à la lobotomie, il y a des cygnes noirs peints sur les murs, comme par hasard. Ça nous donne l’impression que c’est d’époque, c’est vachement bien fichu, mais c’est juste une sorte de trucage. Mocky et Leprince jouent simplement avec nous et marquent des points en ce moment même. Ce sont deux patients, ils forment une équipe, vous comprenez ? Ce ne sont pas eux qui ont trouvé la salle contenant les objectifs et la nourriture, la toute première fois ? Rappelez-vous la promesse de Paranoïa : Pour 300 000 euros, oserez-vous défier vos peurs les plus intimes ? On est en plein dedans.
Dans le crépitement des flammes, chacun tenta de peser le pour et le contre. Fée et Jablowski s’échangeaient des regards interrogateurs.
— Ceux qui veulent partir peuvent le faire, ajouta Chloé. Moi, je reste.
Les yeux de Chloé fuyaient ceux d’Ilan pour accrocher ceux de Jablowski.
— Et toi ?
— Je ne sais pas quoi penser, admit-il. C’est vrai que Mocky a disparu, et je vois mal un type comme lui se faire agresser ou enlever sans provoquer un boucan d’enfer. Il faudrait être une tribu pour le transporter. Le jeu ? Pas le jeu ? (Il hocha le menton vers Fée.) Qu’est-ce que t’en penses ?
— Elle a raison. J’ai envie de rester. Il y a l’argent d’une vie à gagner, ça vaut vraiment le coup.
Ilan coupa court à ce dialogue en rebroussant chemin. Les cinq candidats se mirent à marcher très vite. Jablowski avait ramassé sa barre de fer et la serrait fort entre ses deux mains.
Lorsqu’ils atteignirent leur lieu de vie, ils furent stupéfaits : Gygax déjeunait tranquillement, assis seul à la grande table. Il poussait une céréale avec son index. Les lunettes appartenant à Leprince, celles qui étaient restées sur la commode de sa chambre, se trouvaient à ses côtés.
— Mais qu’est-ce que tu fiches ? grogna Jablowski.
Gygax releva la tête, et l’expression de son visage changea subitement. C’est avec un air sérieux qu’il balança les lunettes de Leprince vers le grand brun, qui les rattrapa de justesse.
— Sur la branche gauche de la monture. À l’intérieur.
Jablowski plissa les yeux et lut l’inscription gravée, qui ressemblait à un numéro de fabrication.
— CA2107. Tu peux m’expliquer ?
— C’est ce qui était écrit sur la tranche de notre jeu de cartes, intervint Fée, l’air sombre. Ce code a permis d’ouvrir le cadenas donnant accès aux objectifs et à la nourriture.
Il y eut un moment de flottement, avant que Jablowski balbutie :
— Ça veut dire que…
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