Mocky continuait à raconter, l’expression de son visage s’était obscurcie.
— Apparemment ça avait fonctionné, Ilan. Si on en croit ces écrits, ces tests extrêmement barbares donnaient des résultats probants : les traumatismes ressortaient. J’ignore ce qui s’est passé avec cette patiente par la suite, comment elle a évolué — ça doit être noté dans d’autres dossiers. Ce qui est certain, c’est qu’elle est restée enfermée ici encore bien longtemps. Lis l’avant-dernière page du document, tu vas comprendre.
Ilan se rendit à l’endroit que lui indiquait Mocky.
— Swanessong, 4 juillet… Trois ans après le début des chocs électriques.
— Trois ans plus tard, oui… Ce que tu as sous les yeux, c’est un rapport médical sur cette C. J. Lorrain.
Ilan s’attarda sur les termes techniques et fronça les sourcils.
— Le rapport médical stipule qu’elle était… vierge ?
— Comme une huile d’olive de premier choix.
Ilan n’en croyait pas ses yeux.
— Bon sang, elle n’a donc jamais été violée dans son enfance. Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Que, peut-être, la fille a vraiment cru en ses souvenirs de Ku Klux Klan. Des souvenirs inventés de toutes pièces, mais qui lui paraissaient bien réels. J’ai l’impression qu’au lieu de la soigner ils lui ont fourré des saloperies dans la mémoire.
Ils sont partout, fils. Ils ont bousillé tes souvenirs.
Les mots de son père lui revenaient cruellement en tête.
— Une chose est sûre, dit Mocky, les types qui ont employé ces méthodes à l’époque, ils s’en sont pris à toi tout à l’heure, par l’intermédiaire de l’un d’entre nous, le fameux intrus peut-être. D’ailleurs, entre parenthèses, je vois bien Jablowski ou Philoza faire le coup. Ce dernier cache quelque chose de pas net.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Intuition, et crois-moi, j’ai le nez fin… Pour en revenir à nos moutons, pourquoi c’est toi qu’on a électrocuté ? T’as eu des problèmes psychologiques par le passé ? T’as été violé par des types en cagoule ?
Ilan ne savait plus quoi penser. Il considéra le dossier qui s’effritait quasiment entre ses mains, puis l’état de la pièce. Il se releva, explora l’armoire, les casiers renversés, les cassettes audio défoncées. Il revint vers Mocky avec un rire nerveux.
— Tout est vachement bien imité, mais je n’y crois pas une seconde.
Mocky écarquilla les yeux. Il ramassa le dossier et se redressa à son tour.
— Tu déconnes ?
— Pas vraiment, non. Il y a trois options. La première, ils se sont arrangés pour que tu trouves ce faux document et que tu commences à avoir peur, et éventuellement à faire peur aux autres. La deuxième, t’essaies encore de m’embrouiller. Ça fait partie de ta stratégie, parce que tu as des objectifs à remplir qui me concernent, encore une fois.
— Ilan, je…
— Tu crois franchement qu’on aurait retrouvé ce genre de documents ultra confidentiel des années plus tard ? Cet hôpital est immense et toi, comme par hasard, tu tombes sur un papier qui traite d’électrochocs et de mémoire ? Et si ces documents faisaient partie du jeu ?
Mocky paraissait halluciné.
— C’est la pure vérité, mec. Il faut que tu me croies. On est tous dans le même bateau.
Ilan s’approcha, menaçant.
— La troisième option, celle en laquelle je crois de plus en plus : tu es avec eux. Tu es l’intrus. Et tu es au courant pour mes faux souvenirs. Qu’est-ce que tu sais sur moi ? Pourquoi tu cherches à savoir des trucs sur mon passé ? Qu’est-ce qu’ils me veulent ?
Mocky secoua la tête, dépité.
— Je sais rien sur toi, d’accord ? J’essaie juste de comprendre dans quelle galère on est tombés. Merde, t’es encore plus taré que je le pensais.
Ilan fixa Mocky sans ciller de longues secondes, tandis que ce dernier ramassait le dossier. Puis il regarda sa montre et fit demi-tour sans plus décrocher un mot.
Mocky était repassé devant, la clé de la grille dans une main, le dossier en charpie dans l’autre. Il essayait de garder les feuilles contre son gros ventre pour éviter qu’elles ne tombent en lambeaux. Alors qu’il descendait aussi vite que lui autorisait sa corpulence dans la cage d’escalier, son regard fut attiré par une source lumineuse qu’on entrapercevait par une fenêtre située au beau milieu de l’étage. Il plaqua son visage contre la grille intérieure.
Ilan s’approcha.
— Qu’est-ce qu’il y a encore ?
— Là-bas, à une centaine de mètres, on dirait les phares d’une voiture.
Ilan se pencha à son tour, sceptique. La vitre donnait sur, semblait-il, l’arrière de l’hôpital. Il faisait trop noir, il neigeait trop fort pour qu’Ilan y voie quoi que ce soit, mais ses yeux ne le trompaient pas : deux sources lumineuses de couleur blanche, dont l’une éclairait plus que l’autre, perçaient l’obscurité. Il fixa Mocky dans les yeux, cherchant à savoir si cela aussi faisait partie du stratagème. Le gros haussa les épaules. Ilan se tourna de nouveau vers la fenêtre.
— Celui de gauche éclaire moins que l’autre, constata-t-il. Exactement comme le break qui nous a amenés ici, Chloé et moi.
Il se rappela Chardon avec son sac sur la tête, les flics au visage de granit. Cela le mit encore plus mal à l’aise.
— Elle n’a pas l’air de bouger des masses, en tout cas, fit Mocky.
— C’est la première fois que tu la vois ?
— Il faisait clair quand je suis venu ici, dans l’après-midi, et je n’ai pas fait gaffe à la fenêtre. T’as l’air soucieux.
— Ça peut tenir combien de temps, une batterie avec des phares allumés ?
— J’en sais rien. Une journée ? Cette voiture pose un problème ? C’est juste l’un des organisateurs qui a dû oublier d’éteindre ses phares.
Ilan ne répondit pas et essaya d’y voir davantage. Vu la distance, impossible de savoir si quelqu’un se trouvait à l’intérieur du véhicule. Pourquoi la voiture semblait-elle avoir été abandonnée au milieu de l’enceinte avec les phares allumés ? Il songea aux mystérieux passagers. Étaient-ils tous revenus ici à cause des conditions météo ? Dans ce cas, pourquoi n’y avait-il aucune trace de leur présence dans l’hôpital ? Pourquoi Hadès ne leur avait-il rien dit ?
Mocky l’arracha à ses pensées, le doigt écrasé sur sa montre.
— Moins de huit minutes avant l’extinction. Allez, cette fois, on se tire.
Le gros dévala lourdement les marches. Une fois en bas, il referma à clé la grille derrière lui. Les deux hommes se précipitaient dans les couloirs lorsqu’ils entendirent une porte claquer. Une ombre venait de bifurquer, au loin, sur la droite du grand hall d’entrée, en direction de leur espace de vie.
— Merde, t’as vu ça ? fit Mocky.
— Pas vraiment, non. C’était qui ?
— J’en sais rien. J’ai aperçu la silhouette juste au moment où elle tournait. Impossible de te dire s’il s’agit d’un patient ou d’un médecin. Mais elle avait l’air sacrément pressée.
— Ça sent le cramé, tu ne trouves pas ?
Ilan accéléra le pas. L’odeur de brûlé croissait à mesure qu’ils avançaient vers le hall. Elle semblait provenir de l’un des couloirs de droite. Le jeune homme aperçut alors un peu de fumée grise et se tourna vers Mocky, l’air inquiet.
— Je sais que les lumières vont bientôt s’éteindre, mais on doit aller voir.
— Il reste encore cinq minutes, grand maximum. J’ai synchronisé ma montre grâce à la sirène de ce matin. Pitié, on ne reste pas coincés dans le noir ici, OK ? Je n’ai jamais aimé l’obscurité. J’ai passé cinq ans de ma jeunesse dans une chambre sans fenêtre et ça m’a causé plein de problèmes par la suite, tu comprends, mec ?
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