Hudson Reed.
Le nom du bateau de ses parents, celui gravé le long de la coque de leur navire.
Ilan resta pétrifié, incapable, sur le coup, de mesurer la portée de sa découverte. Ses parents ne pouvaient pas avoir donné le nom d’une marque de robinetterie à leur petit voilier, c’était stupide. Le hasard ? Impossible. D’ailleurs, maintenant qu’il y songeait précisément, pourquoi l’auraient-ils baptisé d’un nom anglais ?
Ilan plaqua ses deux mains sur le mur et rentra la tête dans ses épaules. Quelques heures plus tôt, il était encore persuadé que son père et sa mère étaient morts en mer, alors qu’ils avaient eu un accident de voiture. Les images des policiers venant frapper à sa porte cette nuit-là pour lui annoncer qu’on cherchait leurs corps se mélangeaient à celles d’officiers qui lui parlaient d’un accident de la route.
Des incompatibilités.
Ce sont eux… Encore et toujours eux…
De quoi se souvenait-il sans se forcer ? Ses parents, astiquant le bateau. Ses parents, embarquant pour quelques jours. Ilan voyait précisément le voilier mouiller au milieu des autres, dans le port de Honfleur, et ses parents en parler avec fierté. Il avait même le souvenir d’être monté une fois ou deux sur le pont. Une fois, ou deux, d’ailleurs ?
Hudson Reed.
Il chercha en vain des souvenirs différents, plus lointains peut-être. Des moments qu’ils auraient passés à trois en pleine mer, des histoires de marins que ses parents lui auraient racontées, des anecdotes de pêche. Mais rien ne vint. Juste des images factices.
Leur putain de bateau portait le nom d’une marque de robinetterie.
Leur putain de bateau n’existait que dans sa tête.
Ilan dut se mordre les lèvres pour ne pas hurler. On lui avait bousillé le cerveau, on lui avait arraché son passé pour le remplacer par un film monté de toutes pièces. Ses souvenirs n’étaient que des diapositives incrustées de force dans sa tête.
Ilan n’avait plus rien à quoi se raccrocher, il ne pouvait même plus se faire confiance. Il poussa d’ailleurs son analyse au bout : et si Ilan Dedisset n’était pas le Ilan Dedisset qu’il connaissait, mais quelqu’un d’autre ? Comme dans ces romans d’espionnage où le héros à la mémoire effacée découvre soudain qu’il est capable de tuer d’un coup de poing et dispose d’une dizaine de passeports.
Il se rhabilla avec une tenue propre de patient et sortit de sa douche complètement déboussolé. De grosses volutes de vapeur s’échappaient de la cabine voisine, les chocs contre les parois se poursuivaient. Au-dessus de la porte, il y avait deux blouses de médecin côte à côte. Sans doute Fée et Jablowski qui baisaient.
Ilan se coiffa devant le miroir, soutenant son propre regard. Il eut alors une conviction. Il n’était pas celui qu’il croyait être : ce type qui, chaque jour, se rendait à une station-service, essayant juste de survivre à un drame. Non, il y avait quelque chose d’autre : une couche intérieure qu’il commençait à peine à gratter.
Le reflet de Mocky se dessina sur le film d’argent troublé par de petites gouttelettes d’humidité. Le candidat aux dreadlocks s’approcha, les mains dans les poches de son pantalon bleu. Il posa un long regard sur la cabine de douche occupée, puis revint vers Ilan.
— Les lumières s’éteignent dans une demi-heure. Il faut que je te montre quelque chose.
— Va te faire foutre, Mocky. Je n’ai certainement pas envie d’aller où que ce soit avec toi. Pourquoi tu ne vas pas en parler à quelqu’un d’autre ?
— Parce que si on omet Gygax, t’es celui qui a l’air le plus parano. Et ça m’intéresse.
Des gloussements s’échappaient entre les nuages de vapeur, sous la douche. Mocky se laissa un instant distraire, puis s’approcha, l’air sérieux.
— Tu as parlé d’une liste de mots à retenir, tout à l’heure. De chocs électriques d’intensité croissante. Je te crois, je suis persuadé que tu dis la vérité : quelqu’un s’en est pris à toi.
— Sans déconner.
Mocky parlait tout bas, comme souvent, profitant du bruit de l’eau.
— Cet hôpital n’est pas clair. Il y a eu des trucs pas jolis-jolis par le passé, à mon avis. Et avec ce qui t’est arrivé, on dirait que rien n’est terminé. Cet endroit est encore vivant, Ilan, et ses murs cachent de terribles secrets.
Ilan se retourna brusquement, il pensait à la chambre 27 de son rêve.
— Montre-moi. Mais je te garantis que si tu tentes quoi que ce soit contre moi…
— Tu n’as rien à craindre, on est en dehors des horaires du jeu, de toute façon. Tu ne vas pas être déçu…
Ilan et Mocky s’engagèrent dans le couloir et, après quelques détours, se retrouvèrent devant une grille qui protégeait un escalier menant à l’étage alors qu’un autre descendait vers les ténèbres. Ilan se dit que c’était peut-être par là qu’on accédait à la morgue de l’hôpital.
Mocky sortit une clé de sa poche et la glissa dans la serrure.
— J’ai compris tout leur système d’objectifs et de clés, fit-il en ouvrant. On progresse tous dans des endroits différents de l’hôpital, jusqu’à un point qui est probablement commun et qui cache la clé finale, qui permettra d’accéder à l’argent.
Il laissa Ilan s’engager dans l’escalier. Il faisait particulièrement sombre, les lumières manquaient dans cet endroit.
— Il suffit de refermer chaque grille derrière soi, ajouta-t-il en l’accompagnant, et tu empêches les autres de profiter de ta propre progression. C’est assez astucieux.
Ilan pointa une caméra.
— Tu te rends compte qu’en ce moment Hadès nous voit probablement derrière ses écrans ?
— Et alors ? Il a bien dit qu’on ne devait plus jouer, mais qu’on pouvait circuler dans l’hôpital jusqu’à l’extinction des lumières. On ne transgresse aucune règle.
La cage d’escalier tournait en une espèce de spirale infernale, séparée par un palier avec fenêtre. Des grillages beiges d’au moins deux mètres de haut évitaient toute tentative de suicide.
— Il y a une question que je me pose depuis pas mal de temps, fit Mocky, c’est pourquoi il n’y a aucun tag sur les murs de cet hôpital. On a beau être en montagne, les squatters et amateurs de sensations fortes sont partout, ils réussissent toujours à pénétrer dans les endroits abandonnés. Certains en font même une quête personnelle. Or ici, rien. Même le matériel d’époque n’a pas été volé. Il y en a quand même pour du fric en récupération, surtout côté médical.
Ils arrivèrent au premier étage. Une autre grille interdisait de poursuivre l’ascension.
— Hadès a aussi confié que l’endroit était utilisé pour des tournages de films, compléta Ilan. À l’évidence, c’est complètement faux.
— À quoi tu penses ?
— À un endroit plus surveillé qu’il n’y paraît, et ce depuis bien longtemps.
— Tout à l’heure, tu m’as parlé de CIA et de mind control . Dis-m’en plus.
Mocky reprit un peu son souffle. Son cœur devait être gros et gras comme un jambon.
— Dans les années cinquante, il y a eu un projet top secret, appelé MK-Ultra. La CIA, soutenue par différentes institutions scientifiques, a mené des expériences autour de la mémoire et du contrôle de l’esprit dans le cadre de la guerre froide. Faire parler les espions, leur laver le cerveau, accéder à leurs souvenirs, ou les retourner contre leur camp… Les agents de la CIA utilisaient tout un tas de techniques, des chocs électriques aux drogues hallucinogènes comme le LSD, qu’on glissait parfois dans la nourriture à leur insu. Ils incrustaient des souvenirs de force ou, au contraire, tentaient d’en effacer.
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