Comme celle laissée par une ceinture de sécurité…
Ilan entendit alors une voix très cristalline, une voix grave d’homme : Votre mère a traversé le pare-brise et votre père a eu les jambes broyées par la tôle.
Ses parents n’étaient pas morts dans un accident de bateau, mais dans un accident de voiture.
Immobile, choqué, il poursuivit ses recherches intérieures, il voulait creuser davantage le trou dans son passé, profiter de la brèche ouverte par cet étrange rêve. Pas vraiment un rêve, mais une sorte de bug dans son esprit. Les deux flics et le légiste n’arrêtaient pas de sortir de la pièce, prononçant toujours la même phrase : Nous allons vous raccompagner chez vous. L’aiguille des secondes de l’horloge murale tournait parfois à l’envers, le temps ralentissait, puis accélérait. Ilan eut l’image d’un disque rayé. Qu’est-ce que ce dysfonctionnement signifiait ? Que son esprit cherchait à accéder aux zones obscures de sa mémoire ? Que conscience et inconscient se bagarraient en ce moment même dans sa tête ?
Il avait à présent une certitude : les secrets de son père étaient en lui. Une partie de lui-même savait ce que signifiait la carte codée, mais l’information était profondément enfouie, peut-être inaccessible parce que les circuits étaient coupés.
Ils t’ont bousillé la mémoire.
Ilan leva un œil vers la caméra. On l’observait en ce moment. Eux. Ceux qui lui avaient cramé le cerveau. Combien étaient-ils à analyser ses réactions derrière leurs pupitres ? Jusqu’où iraient ces salauds pour qu’il finisse par se rappeler la signification du message codé et qu’il la leur révèle ? Que signifiait la mascarade avec les autres candidats ? Pourquoi étaient-ils impliqués, eux aussi ? Y avait-il un lien à découvrir ? Un point commun qui éclairerait toute cette histoire ?
Il se contrôla, il devait essayer de ne rien laisser transparaître à la caméra. Ne pas montrer qu’il savait, comme il l’avait juré à son père. Juste être en colère. Ilan avait la rage envers le salaud qui l’avait électrocuté. Envers Hadès et son Paranoïa .
Retour à la réalité.
Il regarda la chaise et se frictionna les poignets : aucune douleur ni contusion. Les bracelets en fer étaient ouverts. Qui l’avait libéré et posé au sol ? Il fouilla dans ses poches : plus aucune trace du cygne noir au bec cassé. De même, le mégot de cigarette écrasé par Mocky avait disparu.
Furieux, il se baissa pour ramasser les divers objets récupérés dans la chambre 27, les rangea dans ses grandes poches. Pourquoi avoir endommagé le symbole religieux ? Ilan se dirigea vers la sortie et tourna la poignée.
La porte était ouverte. Ilan ressentit un immense soulagement.
Il prit la direction de leur lieu de vie. On l’avait électrocuté, il avait envie de fuir et, pourtant, quelque chose au plus profond de lui-même lui intimait de rester dans cet hôpital psychiatrique.
Rester, pour honorer la parole qu’il avait donnée à son fantôme de père, sans doute.
Découvrir la vérité et retrouver ceux qui lui avaient massacré l’intérieur du crâne.
Ces salopards qui, à l’évidence, se cachaient à l’intérieur de cet établissement pour les fous.
Ils étaient cinq dans la cuisine lorsque Ilan débarqua. Gygax se tenait proche de l’évier, il avait relevé la manche gauche de son pull à col roulé et nettoyait une blessure sur son avant-bras avec un antiseptique. Mocky était installé à la table en compagnie de Jablowski, Chloé et Philoza. Le gros croquait dans une pizza aux quatre fromages, prenant soin de ne pas manger la croûte. Sourire béat aux lèvres, il essaya de se lever lorsqu’il aperçut Ilan.
— Quand même, je commençais à m’inquiéter. T’en as mis du temps, mec, pour sortir de…
Ilan se jeta sur lui, le fit difficilement basculer sur le côté et essaya de le cogner. Des verres se renversèrent, de la nourriture se retrouva au sol. Quelques coups partirent, Mocky prit très vite le dessus mais les deux hommes furent séparés par Philoza et Jablowski. Ilan respirait fort, il lui fallut du temps pour retrouver ses esprits. Encore fermement maintenu par Philoza, il pointa un index menaçant vers Mocky, qui se relevait, une main sur le nez.
— Cet enfoiré m’a électrocuté !
Les deux derniers candidats, Fée et Leprince, apparurent à l’entrée, attirés par les éclats de voix. La petite brune avait une mèche de coton imbibée de sang dans la narine gauche. Quant au surfeur blond, il était torse nu sous sa surchemise de patient ouverte, ses lunettes de vue sur le nez.
Mocky se frotta la bouche avec une serviette en papier.
— Je n’ai jamais fait une chose pareille, tu débloques complètement, grogna-t-il. Cette chaise électrique ne fonctionne plus, elle…
— Arrête tes conneries ! Tu m’as attaché dessus, tu m’as enfermé et laissé seul dans cette horrible pièce.
— Et alors ? C’était le jeu. Il y avait des boutons sur le côté des accoudoirs. Tu pouvais très bien te défaire des bracelets avec un peu de temps et de jugeote, j’en suis sûr. D’ailleurs, si tu es ici, c’est que tu as réussi, non ?
Il haussa les épaules et se rassit tranquillement.
— Faut te calmer, l’ami. Électrocuter quelqu’un, moi ? Tu me crois capable d’un délire pareil, franchement ? Pourquoi tu mens ? Qu’est-ce que tu cherches à faire ? Tous nous embrouiller, c’est ça ?
Jablowski sembla regarder Mocky avec méfiance, tandis que Philoza grimaçait de dégoût.
— Tu as des marques quelque part, des brûlures ? demanda-t-il.
Chloé s’était approchée d’Ilan et s’était placée devant lui pour essayer de canaliser sa colère. Elle l’entraîna un peu à l’écart, vers la fenêtre murée. Gygax ne bougeait toujours pas, les yeux rivés en direction de son verre d’eau vide. Comme s’il était indifférent à ce qui se passait autour de lui.
— Il a raison, dit Chloé. Qui pourrait faire une chose pareille ? Des chocs électriques ? Tu te rends compte, Ilan ? Comment cette chaise pourrait-elle encore fonctionner ?
Ilan ne l’écoutait pas. Il se décala sur le côté.
— Non, je n’ai pas de brûlures, mais quelqu’un m’a fait passer du courant dans le corps après m’avoir lu une liste de mots à mémoriser. Et si ce n’est pas Mocky, c’est forcément l’un d’entre vous.
Les regards se croisèrent, des épaules se levèrent. Naomie Fée s’alluma une cigarette, appuyée contre le mur proche de l’entrée. Malgré sa blessure au nez, elle semblait plutôt relax.
— T’es toujours aussi tordu, Dedisset. Tordu et salement parano. Personne ne cherche à te faire de mal, personne ne te surveille ou je ne sais quoi. T’étais déjà comme ça il y a deux ans, hyper borderline . Tu croyais la planète entière liguée contre toi. Et je vois que rien n’a vraiment changé.
Elle souffla un nuage de fumée vers le couloir.
— Entre Gygax, Sanders et toi, on a hérité d’une belle brochette de bras cassés. Paranoïa se serait-il trompé dans son casting ?
Gygax lui adressa à peine un regard, fixant plutôt avec envie le briquet qu’elle tenait. Ilan signifia à Chloé qu’il s’était calmé. Il s’avança vers la table.
— Juste une question : qui, parmi vous, a rempli ses objectifs aujourd’hui ? Qui a réussi ? Combien de cygnes noirs avez-vous récoltés ? Je peux les voir ?
Ilan fixait plus particulièrement Mocky, qui n’avait pas perdu son appétit.
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